Dramaturgies urbaines : rencontre entre Négar Djavadi et Emmanuelle Bayamack-Tam

Le festival Lire en Poche accueillait cette année Négar Djavadi et Emmanuelle Bayamack-Tam pour une table-ronde sur les dramaturgies urbaines. Les dernières parutions des deux autrices, Arène chez Liana Levi pour Négar Djavadi et  Il y a des hommes qui se perdront toujours chez P.O.L. (depuis peu chez Folio) pour Emmanuelle Bayamack-Tam (alias Rébecca Lighieri), servaient de point de départ à cette rencontre. Ces deux romans sont tous deux des romans noirs. On pourrait penser qu’il s’agit de romans policiers : dans chaque histoire, l’élément déclencheur est la découverte d’un cadavre et l’intrigue va s’articuler ensuite autour de cette découverte. Mais l’enquête policière est à peine esquissée.

Dans Arène, la découverte de ce cadavre traverse le roman, elle sèmera d’autant plus le trouble que quelques jours plus tard un second cadavre fera parler de lui. Il s’agit de deux garçons appartenant à deux cités voisines où sévit le trafic de drogue, et où interviennent régulièrement des affrontements pour des rivalités de terrain. La question sera de savoir si la mort du deuxième garçon est à mettre sur le compte des représailles d’une des cités. L’incertitude est grande pour le lecteur, la mort de Issa pouvant également résulter d’une altercation qu’il a eu avec le personnage principal du roman, Benjamin Grossman. Qui a tué le jeune homme ?

Même question dans le roman de E. Bayamak-Tam. « Quel amoncellement de cadavres » fait remarquer celle-ci ironiquement. Elle ajoute que l’enquête policière, dans un roman, ne l’intéresse pas, sa vérité est parfois fastidieuse. Ce qui s’est passé, le lecteur l’appréhende autrement. La victime est le père du personnage principal, Karel. Il est tellement haïssable que tout le monde peut l’avoir tué.

Le lieu de l’action

Les quartiers populaires de l’Est parisien servent de toile de fond à Arène et Marseille est le lieu de l’intrigue de Il est des hommes qui se perdront toujours.

Les quartiers Est de Paris, Négar les connaît très bien puisqu’elle y habite et les parcourt depuis vingt ans. Ils sont emblématiques de tous les problèmes dont on parle dans les médias, dit-elle et brassent une densité de population très importante. D’importantes vagues d’immigration s’y sont succédé, ils furent en outre le théâtre des actions terroristes du 13 novembre.  Les années 2015 et 2016 ont vu l’arrivée des migrants qui ont campé deux ans le long du canal Saint-Martin. Ce ne sont pas des quartiers particulièrement beaux, nous dit Négar, contrairement au reste de Paris où l’architecture est plus homogène. Mais ces lieux attisent l’imagination pour raconter une histoire.

Marseille est la ville natale de E. Bayamack-Tam, elle en a une connaissance intime, même si elle n’habitait pas les quartiers nord comme les personnages de son histoire et n’a donc pas connu leur réalité sordide. Sa sœur vit là où la ville s’arrête prés de la colline qui est un lieu important du récit. Le massif de l’Etoile, c’est aussi la colline de Pagnol, Marseille fait  surgir de nombreuses réminiscences littéraires.

Et puis, il y a l’OM. A Marseille, c’est presque un élément identitaire. Le foot est étranger à l’autrice, mais elle reconnaît que le 26 mai 1993 a été un grand moment de la vie des habitants, à tel point qu’elle a l’impression d’y avoir été. Les gitans qui habitent près de la cité sont dans la relégation, plus encore que les habitants de la cité Artaud, mais le foot permet le rapprochement.

L’époque à laquelle se passent les deux histoires

Les années 80 jusqu’à l’aube des années 2000 dans le roman de E. Bayamack-Tam. C’est d’une certaine mesure le monde d’avant, le monde d’avant la bascule dans les années 2000. E. Bayamack-Tam avait envie de saisir le Marseille qu’elle avait connu, le Marseille d’avant cette bascule. Karel, le personnage principal a l’impression de rester coincé dans les années 90. Les chansons, la musique populaire jouent un rôle important dans ce récit et elle souhaitait parler de la variété de ces années-là.

Qu’est-ce qui a changé au cours des années 2000 dans les quartiers est de Paris ?

Il y a eu de nombreux changements : les années 2000 ont vu arriver une déferlante de drogue, un certain laisser-aller s’est installé. Les contacts entre les différentes communautés se sont distendus, rien ne fait plus lien entre les habitants qui vivent dans un équilibre précaire. Arène est donc un roman très réaliste qui souligne ces failles. 

« …elle avait été témoin, année après année des nœuds de violence qui s’étaient solidement enchevêtrés dans le quartier, bousculant les équilibres et décuplant les tensions. »

Le roman est certes très réaliste, souligne Négar, mais on peut cheminer avec les personnages et apporter des nuances. On peut comprendre les personnages même s’il s’agit de parias. Il y a encore de l’entraide dans ces quartiers comme en témoigne le passage sur les mères après la mort d’Issa.

Les deux écrivaines parlent de façon similaire de l’attitude des politiques face aux problèmes importants de ces cités. Pas grand chose n’est fait en direction de ces quartiers, et, comme le fait remarquer E. Bayamack-Tam, les politiques ne sont pas issus de ces milieux, c’est une réalité qui leur est étrangère. En tant que professeur en banlieue, l’autrice sait que l’école ne joue plus son rôle d’ascenseur social et que malgré les bonnes volontés, il est quasiment impossible de régler les problèmes. Négar Djavadi constate qu’on ne voit guère les politiques dans les quartiers Est alors que les problèmes sont sensibles, que tout le monde en est témoin et qu’ils font souvent la une des journaux. Les politiques ne se manifestent, parés d’une image fictionnelle, « masqués et poudrés »  que lorsqu’il y a de l’électorat à récupérer. L’explication est à chercher dans un système qui nie une certaine réalité.

Dans le roman de E.Bayamack-Tam, la chanson populaire est là dés le départ. C’est la culture des habitants de la cité. Elle accompagne les personnages à tous les stades de la vie, entre en résonance avec ce qu’ils ressentent, leur donne souvent les mots de leur réflexion. L’autrice capte l’énergie de la chanson populaire pour l’injecter dans son récit.

Par ailleurs, une de ses sources d’inspiration a été l’enfance de Michael Jackson, – ce qu’elle imagine avoir été son enfance – enfance manipulée par un père avide de tirer profit des talents de ses enfants.

Dans son livre, il est question de l’enfance saccagée d’une fratrie par un père violent et pervers. Le titre du livre Il est des hommes qui se perdront toujours est une phrase d’Antonin Artaud. Il y a plusieurs références à Artaud dans le récit car Karel, l’aîné de la fratrie et le narrateur, lit Artaud. En quoi ces références marquent-elles le destin  individuel des personnages ?

Artaud est originaire de Marseille, mais il n’est pas vraiment considéré comme une figure locale par les Marseillais. Dans ses écrits, il revendique le droit de se droguer ; lui et bien d’autres sont en proie à de telles angoisses qu’il est légitime pour lui de recourir à l’opium. La drogue joue dans le roman d’Emmanuelle un rôle important et il a semblé à l’autrice opportun de placer son récit sous l’égide d’Antonin Artaud. Karel, son héros, a de l’appétence pour la culture, il a découvert Artaud (ce qui ne l’empêchera pas d’être orienté par l’école sur une voie de garage). Il reconnaît chez le poète une fulgurance, une folie et même une déviance qui lui rappellent son père. Le garçon se sent dépositaire de la folie paternelle, il est tenté de la reproduire et de l’exercer à son tour. Cette question est un des fils rouges du roman, mais la question reste ouverte : Va-t-il s’en sortir ? Peut-il s’en sortir ? En tout cas, des forces agissantes favorables jouent pour lui.

Dés l’adolescence, il aspire éperdument à la normalité, quitte à changer de nom. Le lecteur découvre à cette étape de sa vie un nouveau quartier de Marseille moins excentré où il peut profiter de l’appartement d’une vieille dame décédée, un lieu à l’opposé de ce qu’il a connu jusqu’alors, un lieu chargé des traces d’un bonheur familial simple, mais intense. Dans cet environnement nouveau, il essaie désespérément de se créer une nouvelle image.

Des personnages pour lesquels l’image est importante,, il y en a beaucoup dans le roman de Négar Djavadi. On peut évoquer Benjamin, le personnage principal de Arène. Issu d’un milieu modeste, de parents qui lui ont légué le goût du cinéma, il a tiré ça vers le haut et travaille à présent pour une plate forme américaine qui produit des séries. A noter que les séries, aujourd’hui, dans le monde des écrans tout puissants, jouent le même rôle que les chansons populaires dans les années 80.

Aux yeux de l’autrice, les géants du numériques sont le milieu qui draine le plus d’argent à l’heure actuelle (chez Balzac, c’était le banquier qui représentait la richesse). Il suffit d’avoir l’image qui convient. Benjamin est avant tout un homme d’image.

Dans ce roman, Arène, qui signifie  le lieu de l’action chez les scénaristes, un très grand nombre de personnages entrent et sortent, tels des gladiateurs. L’autrice a d’ailleurs conçu ce récit comme une symphonie avec ses leitmotivs, ses solos, avec des personnes qui jouent ensemble, puis qui quittent la scène définitivement ; c’est un spectacle qu’elle orchestre. Elle en a gardé les mouvements musicaux – prélude, crescendo, furioso – comme titres de ses chapitres.

Le spectacle qui se déroule est violent, mais la ville a toujours été génératrice de violence. Négar Djavadi n’a pas voulu écrire uniquement sur la violence. Elle a surtout voulu montrer à quel point les faits et la fiction se mélangent dans la vie actuelle. Les faits sont traités de la même manière qu’on écrit un scénario dit-elle. A la télévision par exemple, ils sont parfois présentés comme les épisodes d’une série. Et constamment, on peut voir comment d’un fait, on peut arriver à créer quelque chose de fictionnel. Son roman est  une mise en abyme de la fiction.

Quant aux réseaux sociaux, ils permettent à n’importe qui de s’exprimer : l’anonymat joue, on est sans filtre. Au fond de chacun, dit Négar Djavadi, les réseaux sont comme une petite caméra utilisée comme une arme pour dénoncer des choses. Emmanuelle Bayamack-Tam, qui se dit technophobe, pense que cela a des effets délétères : ils appauvrissent la réflexion et désinhibent la haine. Ces nouvelles technologies ont contribué à changer les mentalités, on veut aller plus vite, on apporte dans son jugement de moins en moins de nuances. On court en outre le risque d’être formaté dans les différents domaines de la vie.

Mais justement, Negar Djavadi le rappelle, la littérature, à l’opposé de la série qui n’est qu’action, permet de rentrer dans la tête des gens, de fournir quelque explication sur leurs actions, bref elle apporte des connaissances et des nuances, et permet de mieux  comprendre leur comportement. Elle rapproche les êtres et crée un espace de liberté.

Avis que partage totalement E. Bayamack-tam : la littérature est un espace de liberté pour le lecteur comme pour l’auteur.

Marie-France, le 29 octobre 2021

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