Dramaturgies urbaines : rencontre entre Négar Djavadi et Emmanuelle Bayamack-Tam

Le festival Lire en Poche accueillait cette année Négar Djavadi et Emmanuelle Bayamack-Tam pour une table-ronde sur les dramaturgies urbaines. Les dernières parutions des deux autrices, Arène chez Liana Levi pour Négar Djavadi et  Il y a des hommes qui se perdront toujours chez P.O.L. (depuis peu chez Folio) pour Emmanuelle Bayamack-Tam (alias Rébecca Lighieri), servaient de point de départ à cette rencontre. Ces deux romans sont tous deux des romans noirs. On pourrait penser qu’il s’agit de romans policiers : dans chaque histoire, l’élément déclencheur est la découverte d’un cadavre et l’intrigue va s’articuler ensuite autour de cette découverte. Mais l’enquête policière est à peine esquissée.

Dans Arène, la découverte de ce cadavre traverse le roman, elle sèmera d’autant plus le trouble que quelques jours plus tard un second cadavre fera parler de lui. Il s’agit de deux garçons appartenant à deux cités voisines où sévit le trafic de drogue, et où interviennent régulièrement des affrontements pour des rivalités de terrain. La question sera de savoir si la mort du deuxième garçon est à mettre sur le compte des représailles d’une des cités. L’incertitude est grande pour le lecteur, la mort de Issa pouvant également résulter d’une altercation qu’il a eu avec le personnage principal du roman, Benjamin Grossman. Qui a tué le jeune homme ?

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Arène de Négar Djavadi


Vive émotion sur les réseaux sociaux après la mort d’un adolescent

L’Arène, comme l’appellent les scénaristes, c’est l’Est parisien. Dans un quartier où cohabitent des peuples d’origines multiples, mais aussi fraternité, précarité et trafic de drogue, une bavure filmée et mise en ligne par @Corky vient mettre le feu aux poudres. Alors qu’un camp de migrants est délogé par les forces de l’ordre, gît au sol un jeune homme. Une policière va lui demander de se relever mais n’obtenant pas de réponse, elle lui assène un coup de pied. Elle découvre avec effroi qu’il est mort. Il ne s’agit pas d’un migrant mais d’un jeune musulman du quartier.

Ce film de deux minutes devient une arme et la viralité des réseaux sociaux va opérer. C’est dans ce quartier de Grange aux Belles qu’a grandi Benjamin Grossmann. Quelques heures avant ce drame, il était venu voir sa mère. L’un et l’autre ont du mal à communiquer. Ils évoluent dans deux mondes différents. Benjamin se sent exilé dans sa famille et peut-être tout simplement dans sa vie. Pourtant il a réussi. Il dirige depuis peu la branche française d’une plateforme américaine de fictions concurrente à Netflix. « Le temps dans lequel évolue Benjamin Grossmann n’est plus le présent mais le maintenant. » Or ce qui angoisse MAINTENANT Benjamin c’est la perte de son téléphone contenant tous ses contacts de personnalités du cinéma. Cet événement va être l’élément déclencheur d’un engrenage où chacun devient acteur d’un spectacle vivant allant jusqu’à l’émeute.

Après Désorientale, Négar Djavadi nous entraîne à l’est de Paris qu’elle connaît bien puisqu’elle y vit depuis plus de vingt ans. A travers cette histoire qui est au cœur de l’actualité, l’auteur s’attache à montrer le pouvoir impactant et immédiat des images. Alors qu’auparavant, seuls les puissants utilisaient ce média, il est à portée de main de tous grâce au téléphone portable. « La facilité du geste et la vitesse des ondes ont simplement effacé la conscience de l’acte ». Les réseaux sociaux : c’est le miracle de la multiplication des pains. Et les personnages de ce roman le savent et l’utilisent. Nombre de retweets, de partages, de like, de messages whatsapp sont utilisés par les politiques ou porte-parole d’associations en quête de pouvoir. Manipulateurs comme des charmeurs de serpents. Négar Djavadi décrit également la surenchère étourdissante d’émotions des séries et films disponibles sur des plateformes et leur pouvoir hypnotique.

En mettant en parallèle ces fictions et le réel qui devient lui-même fiction à travers ce petit film diffusé sur les réseaux, l’auteur nous donne à réfléchir sur la difficulté à faire la part des choses. La frontière entre réalité et fiction est poreuse. La réussite de ce roman tient également à l’écriture de Négar Djavadi. Pour traduire les hésitations, les silences mais également l’accélération du rythme, l’auteur place des blancs entre les mots, elle hache les phrases, met des mots en gras et en majuscule (on se souviendra du fameux EVENEMENT dans Désorientale). Il n’est pas facile de réussir un second roman après l’énorme succès du premier. Négar Djavadi continue à nous surprendre avec Arène.

Babeth, 20 décembre 2020

Negar Djavadi : une femme libre

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Négar Djavadi vient de recevoir le prix Lire en poche de littérature française 2018 pour Désorientale. On entend un cri dans la salle lors de la remise du prix au Théâtre des Quatre Saisons à Gradignan : c’est moi. Je suis heureuse. Comme beaucoup, j’ai été bouleversée par ce roman. Ce n’est pas la première fois que je la rencontre, mais je n’avais jusqu’à présent jamais osé lui parler. Cette fois-ci, j’y vais car je veux savoir comment son métier et sa vie s’entremêlent à l’écriture. 
Négar est scénariste. Ça l’occupe à plein temps, alors l’écriture de son roman s’est faite très tôt le matin, dès le réveil. Ça ne lui coûte pas de travailler tôt. Elle prend des notes à la main sur ses cahiers, mais la rédaction se fait toujours sur ordinateur. La journée, elle travaille sur plusieurs projets de scénarios.
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« On peut écrire le scénario, ou juste faire un résumé, ou faire une correction. Le métier de scénariste, c’est une autre forme d’écriture, on est moins libre.On écrit forcément pour une industrie (cinéma, tv, …). Dès l’écriture, il faut avoir conscience de ce que ça va coûter. Faire tomber un frigo du quatrième étage ça implique des contraintes. Contraintes de décor, de personnages. Une fois que l’on a écrit un scénario, cela part dans d’autres mains et ça devient un film. »
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Pour elle, il faut être très organisé quand on est écrivain, c’est une discipline. 
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« Pour un roman, personne ne vous attend. Les scénarios, c’est beaucoup de contraintes. Dans l’écriture du roman je me sentais tellement libre en comparaison que je me suis permis de mettre des slashs entre les mots sans réelle raison : une totale liberté ! Et puis il faut se donner du temps pour lire aussi. Théorie/analyse/pratique : j’ai toujours appris ça dans le cinéma. Il faut lire, puis analyser ce qu’on lit, pourquoi ça nous touche, et après on passe à la pratique. »
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Avec son roman Désorientale, elle était la réalisatrice de cette histoire. 
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« J’ai mis quelques gros plans, quelques travellings, quelques zooms. Je suis incapable d’écrire si je ne vois pas. Pour mon roman, je ne savais pas où j’allais. Je n’avais pas fait de plan, ce n’était pas prémédité. Je savais grosso modo qu’il y aurait deux parties, la France et l’Iran. Je savais qu’il fallait que je remonte très loin parce que j’avais beaucoup à dire sur l’Histoire de l’Iran. J’étais confrontée au problème de l’histoire avec un grand H en toile de fond et les personnages, mais comment faire le lien ? A un moment donné j’ai décidé que chaque personnage porterait un point de l’histoire de l’Iran, qu’il y aurait une sorte de collision entre un moment de l’histoire et ce qui arrive à ce personnage. Par exemple pour Montazemolmolk c’était la révolution constitutionnelle de 1904. »
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Si elle n’avait pas été scénariste, elle ne sait pas si elle aurait osé relever le défi de faire des flash-back.
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« Nous avons des techniques d’écriture particulières quand on est scénariste. En scénario par exemple, lorsqu’on passe d’un personnage à un autre, on fait en sorte que ce soit un moment très fort pour qu’on ne l’oublie pas. On peut mettre du dramatique mais il ne faut pas que ce soit gratuit. Tout doit être construit autour. »
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Pendant l’interview, des lecteurs s’approchent les yeux brillants, avec ce besoin de lui dire, comme moi, combien Désorientale nous a ému. La réussite de ce livre est sûrement, en partie, liée à sa construction qui nous fait vivre les EVENEMENTS comme dans un film. Encore une belle rencontre.
Merci Lire en poche !
Babeth, 20 octobre 2018

Désorientale de Négar Djavadi

Wet Eye GlassesKimiâ attend. Un tube de sperme dans les mains. Alors que sa vie prend un tournant tant attendu elle se souvient. De son enfance en Iran, de ses parents Darius et Sara, opposants politiques qui ont dû fuir avec la crainte constante d’être assassinés. Même en France, terre d’asile. Retour dans la salle d’attente, où Kimiâ est engagée dans un processus de PMA. Elle nous parle du présent, du chemin parcouru des origines jusqu’au déracinement et les tentatives pour se reconstruire.Lire la suite »