S’adapter, de Clara Dupont-Monod.

Un blessé, une frondeuse, un inadapté et un sorcier. Joli travail.

C’est par cette énumération d’identités que Clara Dupont-Monod termine son roman S’adapter.

Voici donc quatre personnages bien campés dans leur personnalité, dans leur rôle et dans leur sensibilité qui vont nous emmener loin dans l’identification et l’exploration de notre propre psyché. Nous voici installés avec eux dans une vieille maison cévenole, construite avec les pierres millénaires d’une montagne âpre et omniprésente. D’ailleurs ce sont ces pierres qui racontent cette histoire parce qu’elles ont une mémoire, une expérience des êtres qui ont vécu ou vivent là.

Personne ne sait ce paradoxe, que les pierres rendent les hommes moins durs. Alors nous les aidons de notre mieux, nous leur servons d’abri, de banc, de projectile ou de chemin.

Elles vont donc s’attacher à raconter ce que vit cette famille et particulièrement la génération des enfants, à partir de la naissance d’un enfant, dénommé l’enfant, lourdement handicapé, qui vient bouleverser tout ce qui ressort de la normalité.

Une force dévastatrice, qu’ils ne nommèrent pas encore chagrin, les avait propulsés dans un monde coupé du monde (…) un monde d’arbres et d‘enfant couché.
Lire la suite »

Une nuit après nous, de Delphine Arbo Pariente

Mona a épousé Paul d’un second mariage, ils ont eu Rosalie, et puis Mona a rencontré Vincent. Je vous arrête tout de suite, ce n’est pas un roman sur l’infidélité. Oui, Vincent occupe toutes ses pensées. Elle a beau lutter, rien n’y fait. Elle ne comprend pas pourquoi. Ils parlent, beaucoup et Vincent se raconte. En l’écoutant parler de son passé, Mona plonge dans ses propres souvenirs et les failles de son existence.

Vincent devient son confident. Il est curieux d elle. Il veut connaître le plus intime de ses visages.

Cette rencontre sera un déclic. Mona va écrire avec frénésie son histoire familiale. C’est le début de la collision avec elle-même.

J’ai cru que j’aimais Vincent pour oublier, mais je l’aimais pour me souvenir.

Commence alors le cœur du roman.

L’histoire d’une famille de juifs séfarades qui doivent fuir du jour au lendemain la Tunisie en laissant tout derrière eux. Nous sommes dans les années 60 en France, ce pays où ils viennent d’arriver épuisés. La mère de Mona est une des filles de cette famille. Elle a grandi à Tunis dans un quartier huppé. Ils étaient heureux jusqu’à ce que la peur les fasse partir comme des voleurs. La fillette grandit en France dans la privation avant que les choses s’arrangent un peu. A 18 ans, on la marie avec un émigré comme eux. La vie est dure pour ce jeune couple. Pour survivre, ils volent de la nourriture en supermarché. Puis enceinte, la mère porte des vêtements larges pouvant cacher des camemberts et des vêtements pour le bébé à venir. Mais elle n’en peut plus de suivre son époux qui en veut toujours plus.

Lire la suite »

La vengeance m’appartient, de Marie N’Diaye

Bordeaux et ses proches environs sont les lieux où se situe l’action du dernier roman de Marie N’Diaye, La vengeance m’appartient, publié en 2021 chez Gallimard.

Marie N’Diaye se saisit de cette ville qui lui est familière mais ne la réduit pas à un décor. Au contraire, elle lui accorde une fonction métaphorique dans cette histoire qui ne laisse pas d’inquiéter. Nous sommes en hiver, Bordeaux est humide et gelée comme la mémoire gelée de Me Susane, comme la colère d’un client persuadé de porter le nom d’un négrier et qu’il veut changer « pour se dégager de l’ignominie ».

Avocate à Bordeaux, Me Susane est saisie d’une affaire horrifiante, l’assassinat de trois enfants par leur mère, dont le mari, Gilles Principaux, est celui en qui elle pense reconnaître un adolescent croisé à l’époque de son enfance, un souvenir qui n’arrive pas à briser la glace de sa mémoire.

L’impression violente qu’elle avait éprouvée quand Principaux était entré pour la première fois dans son bureau, cette impression qu’elle l’avait connu jadis à Caudéran et que cette unique mise en présence, cette singulière bataille avaient engendré « Maître Susane », elle ne la retrouvait pas. 

Ce patronyme, Principaux, l’amène à enquêter sur cet évènement passé devenu illisible. Elle associe à ce questionnement ses parents vivant à La Réole, sa femme de ménage Sharon, une femme sans papier, vivant à Lormont. Toute une géographie sociale est mise en place.

A Me Susane – c’est ainsi qu’elle est froidement nommée tout au long du roman, sans qu’un prénom ne vienne jamais dessiner une identité – Marie N’Diaye donne une voix intérieure, fenêtre ouverte sur ses pensées et ses sentiments dans une langue dense, charnue où il est question de « flétrissure », de « profanation » et de « martyrs », qui parle de douleurs morales infligées par cet événement passé, cette « une tumeur enkystée ».

Rien n’est lumière dans ce roman de Marie N’Diaye, parce que ce Bordeaux hivernal est particulièrement sombre et froid, parce que le mal est diffus, pas toujours identifiable mais terriblement attaché à notre humanité, parce que nos questionnements de lecteur se heurtent constamment à une fin de non recevoir.

C’est d’ailleurs bien là tout l’intérêt de ce roman qui interroge la mémoire faillible, oublieuse mais aussi à l’affût, capable de geler une existence douloureusement en quête de son identité. Il est inutile donc d’attendre que l’auteur livre un résultat ou un dénouement. L’énigme reste entière mais les drames qui se jouent dans ce roman occupent l’esprit longtemps après la lecture.

Véronique, le 21 juillet 2022

La vengeance m’appartient, Marie N’Diaye, Gallimard, 2021.

Nom, de Constance Debré

La vie, à l’os… parce que sinon ça ne sert à rien, parce que sinon on ne sait même pas ce qu’on fait, parce que sinon on passe son temps à dire, lire, penser des trucs et à faire le contraire. Faire le contraire de ce que l’on sent comme réellement important, net, substantiel, comme valant vraiment la peine. Pour Constance Debré, le substantiel, le valable, le tangible intellectuellement et physiquement, c’est nager, écrire, lire, pédaler, faire l’amour. Et faire cela vraiment, le faire sérieusement, avec la discipline nécessaire, ça prend tout son temps. Sans plus d’espace pour le reste. Le reste, le pas important : posséder – des choses, des êtres -, croire, se rassurer, aimer mal, rester fidèle à des choses, des êtres chosifiés (la famille), se raconter des histoires, sur soi et sur les autres.

Comme le dit Constance Debré, il faut être sérieux et « les gens ne sont pas sérieux », « ils vont à demi… » Dans ce troisième récit biographique, après Play Boy et Love me tender, Constance Debré continue à tout bazarder parce qu’il le faut, parce que c’est nécessaire. Et la famille est la première des choses à bazarder, précisant bien que le sujet n’est pas sa famille, si prestigieuse, si révérée, si sûre d’elle-même, le problème c’est la famille, tout comme le sujet de son récit n’est pas sa vie, mais la vie et la question de savoir quoi en faire :

Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. De n’importe où et n’importe comment. Se barrer. Aller de plus en plus loin. Géographiquement ou sans bouger. Etre de plus en plus seul. Aller vers la solitude. La sienne ou celle de l’autre.

Lire la suite »