Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes, de Lionel Shriver

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix-huit secondes est le titre français du dernier roman de l’écrivaine américaine Lionel Shriver dont la traduction est sortie en septembre 2021 chez Belfond. Et c’est le premier roman de cette auteure que je lis. Après un court moment de flottement en début de lecture dû sans doute à l’accumulation très dense d’informations sous forme de dialogues et de considérations diverses, je me suis vite habituée à la plume alerte de l’auteure : j’ai été séduite par l’acuité et l’humour corrosif avec lesquels elle scrute aussi bien les relations individuelles que certains mécanismes de la société américaine (et par là-même de nos civilisations occidentales). Et ce ne sont pas les auteur.e.s de génie qui manquent dans ce registre aux Etats-Unis !
Alors de quoi s’agit-il plus précisément ?

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Chavirer de Lola Lafon

En 1984, Cléo, issue d’une famille modeste, a 13 ans. Après un passage humiliant dans un cours de danse classique privé, elle s’inscrit à la Maison des Jeunes et de la Culture de son quartier à Fontenay, pour y faire du modern Jazz. Une révélation pour Cléo qui va s’impliquer au maximum. Alors quand Cathy, jeune femme chic venant de Paris, vient lui proposer d’obtenir une bourse délivrée par la fondation Galatée, Cléo et sa famille vont y voir l’opportunité de réaliser ses rêves de danseuse. Mais il s’agit d’un piège, un piège sexuel qui va se refermer sur elle et dans lequel elle va embarquer d’autres collégiennes.

En 2019, un appel à témoin est passé à la fois par la police et par une émission de télévision afin de retrouver les victimes de cette fondation.

Chavirer, Lola Lafon, éditions Actes Sud

Cléo est alors mère de famille, ancienne danseuse dans les émissions de télévision du samedi soir. Rattrapée par son passé, elle est rongée par la culpabilité d’avoir entrainé avec elle d’autres collégiennes et occulte complètement le fait d’avoir été une victime.

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Le lambeau

Philippe Lançon est journaliste. Le 7 janvier 2015, il est grièvement blessé lors de l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Sa mâchoire et sa bouche sont détruites. A leur place, un lambeau, un morceau de sa propre chair, est greffé.

En parallèle de cette reconstruction physique, lente et douloureuse, Philippe Lançon construit une autre vie, celle de l’après, avec ce qui reste d’essentiel : la bienveillance. Les soignants, comme on les appelle maintenant, prennent toute leur nécessaire importance, à l’image de Chloé, la chirurgienne, car c’est de sa créativité, de son expérience et de son savoir-faire que dépend la future apparence humaine du journaliste.

Puis, sa famille, son frère, sa belle-sœur, ses parents, les amis, les femmes de sa vie, la précédente, l’actuelle, créent un cocon protecteur où il n’est pas forcément facile de rester car la réalité est dure à regarder en face : une gueule cassée, comme se nomme lui-même l’auteur. D’ailleurs, il bénéficie des avancées médicales qu’on prodigue aux victimes de guerre. Lui vivait dans un pays en paix.

A travers ce récit intime et lumineux, nous, lecteurs, accompagnons le mutilé dans sa lente réparation physique et psychologique, balisée de repères culturels : Bach, Kafka, Proust, dont la lecture de la mort de la grand-mère devient un rituel précédant les opérations chirurgicales. Ils sont les compagnons intérieurs sur lesquels l’auteur s’appuie pour composer un être de l’après.

J’ai profondément aimé ce roman car il est sans complaisance mais d’une grande humanité, dans sa recherche d’une dignité souvent difficile pour une gueule cassée. Sa restitution de l’évènement, de son impact dans sa vie et de leur compréhension sont d’un naturel qui m’a bouleversée. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un texte de cette intensité.

Bérengère, 13 décembre 2020

Arcadie

Farah n’a que six ans lorsqu’elle arrive avec ses parents et sa grand-mère à Liberty House. Ici se retrouvent toutes les personnes incapables d’affronter le monde extérieur. Une façon de soigner leur peur « des nouvelles technologies, du réchauffement climatique, des parabènes, des sulfates, du contrôle numérique, des salades en sachet, de la concentration de mercure dans les océans, du gluten, de la pollution des nappes phréatiques, du glyphosate, de la déforestation, des produits laitiers, de la grippe aviaire, du diesel, des pesticides, du sucre raffiné, des perturbateurs endocriniens, des compteurs Linky... ». Dans ce phalanstère vous êtes en zone blanche. Vous évoluez à poil dans la nature, vous saluez le soleil et vous mangez végétarien. 

C’est pour la belle et neurasthénique Bichette que Farah et sa famille sont venues ici. Bichette c’est le nouveau nom donné à la mère de Farah par Arcady, le grand gourou de cette communauté qui va rebaptiser chacun d’entre eux.

A Liberty House, on vit autrement, mais on n’est pas coupé du monde. Les enfants sont scolarisés à l’extérieur. Farah va avoir une enfance hors normes dans une confrérie du libre esprit.

A quatorze ans, elle ne pense qu’à une chose : faire l’amour avec Arcady. Il faut dire que ce père spirituel a une activité sexuelle frénétique. 

« Ce prodige érotique, cet homme-fontaine dispensant généreusement sa semence mais aussi son temps, son énergie, son attention, son désir, son plaisir…. Arcady, il a raté sa vocation : il aurait dû faire hardeur. »

L’adolescente voit son corps changer, et pas qu’un peu. Elle mesure 1m78, elle est carrée et musclée. Elle a une hypercyphose dorsale, des yeux tombants, un nez plat et des lèvres mal définies. Cette absence de grâce n’est rien à côté des transformations qui l’attendent. Malgré tout, elle va découvrir le plaisir dans cette confrérie libertine.

C’est avec beaucoup de lucidité que Farah décrit le monde dans lequel elle vit et sa quête d’identité. Même quand elle en partira (l’arrivée d’un migrant ayant chamboulé ses convictions), elle continuera à défendre cet éden préservé du mal. 

Avec Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam nous propose de façon satirique de vivre dans un refuge pour freaks, le temps d’une lecture. Son écriture riche en vocabulaire est aussi drôle pour les citations d’auteurs célèbres qu’elle transforme et mêle à son texte de façon acrobatique. Elle nous interroge également : comment définir la liberté ? Vous trouverez peut être la réponse dans ce roman troublant.

Babeth, 25 août 2020