Cache-cache bâton d’Emmanuel Lepage

Les conséquences du réchauffement climatique nous poussent à remettre en cause nos façons d’être au monde. Interroger nos déplacements, notre consommation de viande ou encore notre vie en maisons individuelles. Le roman graphique Cache-cache bâton du dessinateur Emmanuel Lepage, paru en 2022 aux Editions Futuropolis, apporte des éléments de réflexion à ce dernier questionnement en nous invitant à découvrir une expérience pionnière d’habitat partagé que lui et ses parents ont vécu dans les années soixante en Bretagne.

Emmanuel Lepage est devenu depuis une vingtaine d’années un auteur incontournable. Connu d’abord pour des BDs fictions comme le très beau diptyque Muchacho, il profite en 2011 d’une invitation à participer à une mission dans les terres australes françaises pour démarrer avec l’album Voyage aux iles de la désolation une série de reportages dessinés sensibles et fascinants (Un printemps à TchernobylLa lune est blanche).

Avec Cache-cache bâton, c’est à un voyage encore plus intime que nous invite Emmanuel Lepage. Un voyage dans le temps pour nous ramener plus de 50 ans en arrière, en Bretagne et nous faire revivre l’expérience d’habitat partagé qu’il a vécu jeune enfant avec ses parents et cinq autres familles au Gille-Pesset, près de Rennes, pendant quelques années. Construit comme une enquête à partir des témoignages de chacun des protagonistes, le récit retrace toutes les étapes de cette belle aventure collective.

On pourrait placer le point de départ de cette histoire en 1966, année où six familles réalisent ensemble l’achat d’un terrain-domaine de 3 hectares, le Gille-Pesset, et décident d’entamer la construction la construction de six habitats autour de la ferme d’origine transformée en espace commun. Mais l’envie de tenter une aventure collective a des racines intimes profondes.  L’auteur va les mettre en lumière en explorant avec nous les origines et la jeunesse de chacun des douze jeunes adultes de cette communauté.

Cette envie vient également d’un contexte religieux et politique. Le livre offre une large place à cette contextualisation. Ce roman graphique est en effet l’occasion de découvrir ou se remémorer le christianisme social des années 50 et 60. Le monde chrétien et plus particulièrement catholique y est agité d’une volonté de réforme, de modernisation qui va jusqu’au sommet de l’église avec le lancement du concile Vatican II par le pape en 1962. Même si Vatican II s’achève en 1965 sans avoir tenu toutes ses promesses, ce concile apporte d’importantes modifications, dont celle de la liturgie – la messe n’est plus dite dans la langue du pays et plus en latin, face aux fidèles – et a posé les questions du célibat des prêtres et de la place des femmes dans l’église. En Bretagne, ces interrogations, débats, rassemblant croyants et laïques, vont perdurer et être incarnées jusqu’en 1969 par un lieu, l’abbaye cistercienne de Boquen et une personne Bernard Besret.

Cette tentative de vivre ensemble sera riche de points positifs. En particulier pour les enfants qui s’épanouissent en partageant et même inventant des jeux collectifs, comme Cache-cache Bâton qui donne son titre au livre d’Emmanuel Lepage.

Détail planche Cache-cache bâton – jeu

Ils vont librement d’une maison à l’autre. Ce qui leur donne l’occasion d’enrichir leurs connaissances, leurs imaginaires. L’un des membres de la communauté est Bernard Hagène, qui sera plus tard l’un des fondateurs de l’espace de la Villette. Chez lui Emmanuel développe son œil artistique et son esprit créatif, construit les bases de son futur métier de dessinateur.

« Dans la maison des Hagène, les meubles ont des formes différentes, que je ne rencontre pas dans les autres maisons. Ils sont en métal, en plastique ou en verre, souvent de couleurs franches : jaune, orange … Partout des livres, des dessins, des peintures … »
« Bernard m’encourage à dire ce que je ressens, m’apprend à regarder autrement. »

La communauté du Gille-Pesset est un paradis pour les enfants. Beaucoup moins pour leurs parents. En février 1974, une réunion de bilan est demandée et organisée de façon à ce que chacun puisse s’exprimer et être écouté. Les échanges de ce moment clef de l’histoire ont été enregistrés. Cet enregistrement audio, qui a été conservé, dit beaucoup des difficultés de communication, de la volonté que les propos ne puissent être déformés et des frustrations accumulées lors de précédents échanges. Ce sont moins des points de satisfaction et de nouvelles idées qui sont abordés que les déceptions et les regrets. Détail tout à la fois émouvant et important, les parents d’Emmanuel Lepage, contrairement aux autres membres de la communauté, ont écrit et vont lire ce qu’ils ont à dire. Soulignant ainsi leur manque d’aisance dans le fait de s’exprimer en public, le fossé de classe qui les sépare des autres adultes du Gille-Pesset, mais également leur volonté d’autant plus admirable de faire entendre ce qu’ils ont à dire.

Cette réunion, même si elle ne le dit pas, est un constat d’échec qui annonce la fin. Les pages qui suivent sont des instantanés qui rappellent les bons moments passés ensemble, sans paroles, simplement accompagnés d’une bande son, une chanson d’Anne Sylvestre, « les gens qui doutent ». L’important ce n’est pas l’issue désormais prévisible mais le fait d’avoir essayé. Quelques mois après cette réunion, la famille Lepage quittera le Gille-Pesset.

Détail planche Cache-cache bâton – chanson

Le roman graphique Cache-cache bâton est l’occasion de se remémorer au fil de pages aux dessins superbes le bouillonnement d’idées nouvelles qui a agité une partie de la chrétienté il y a une cinquantaine d’années. De se rappeler que des gens ont alors décidé d’imaginer, de tester, d’autres façons d’être au monde. De croire dans le collectif. Convaincus qu’à plusieurs on est plus intelligent que tout seul.

En refermant la dernière page de cette passionnante BD, je me demande si cette plongée dans le passé ne pourrait pas dessiner pour certains d’entre nous un chemin vers l’avenir. Un avenir moins individuel, plus collectif, que ce soit au niveau de l’habitat ou encore des transports, qui serait plus adapté à la période de réchauffement climatique que nous vivons.

Vous pouvez, comme je l’ai fait, prolonger la lecture de ce livre par l’écoute d’un podcast de l’émission de radio de France Inter Totémic qui lui a été consacré. Emmanuel Lepage y conclut un bel entretien avec Rebecca Manzoni en lisant un texte qu’il a écrit avant l’émission. Comme l’ont fait ses parents quelques années plus tôt. Des propos très justes et un hommage très émouvant.

Eric, avril 2024

Cache-cache bâton, Emmanuel Lepage, Editions Futuropolis, 2022

Katie, de Michael McDowell

Tellement heureuse de retrouver l’univers sombre et macabre de Michael McDowell.  Mon rituel avant de débuter la lecture, prendre le temps d’observer la beauté de la couverture et y interpréter les indices dessinés par l’illustrateur Pedro Oyarbide. L’objet est sublime, tout comme les autres, avec ses dorures et ce rouge flamboyant.

Katie, le dernier opus de la collection des Editions Monsieur Toussaint Louverture est une pépite. Michael McDowell nous embarque à nouveau dans les thèmes qui lui sont chers : les femmes puissantes, la vengeance, l’argent, le spirituel. Le tout saupoudré d’une ambiance sépulcrale fin 19e siècle newyorkaise. Dans ce volume, deux femmes unies par le destin offrent au lecteur un duel ardent et sans pitié. Chacune d’elle incarne la puissance, le courage et une volonté sans limites.

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Escales du livre : à déguster sans modération

Vendredi prochain commenceront les Escales du livre pour trois jours de rencontres, expositions, lectures et spectacles en lien avec la littérature. Un programme riche auquel les Liseuses de Bordeaux participeront. Nous vous proposons de déguster sans modération un dialogue entre Lauren Malka (invitée pour son récit-enquête Mangeuses, Histoire de celles qui dévorent, savourent ou se privent à l’excès ed. Les Pérégrines)  et Juliette Oury (pour son premier roman Dès que sa bouche fut pleine, chez Flammarion). Babeth sera la modératrice de cet événement où il sera question de cuisine et de gourmandise, de patriarcat et de féminisme, de tabous du corps et de sexualité.

Rendez-vous à 15h, à la Brasserie du Port , 8 Rue du Port, à Bordeaux

Les Liseuses de Bordeaux, avril 2024