Le grand roman de l’Amérique

Ron Rash était l’invité du festival Lettres du Monde en novembre dernier. Extrait de la rencontre intitulée Le grand roman de l’Amérique, animée par Marisa à la bibliothèque Mériadeck le 19 novembre. A la suite, nous vous proposons des entretiens de Marie-Caroline Aubert, son éditrice (Le Seuil) et d’Isabelle Reinharez, sa traductrice, afin d’enrichir votre connaissance de ce grand écrivain.

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Entretien avec Ron Rash

Nous décrivons l’Amérique telle qu’elle est

Pourquoi avoir choisi votre région d’origine comme décor de vos livres ? Eudora Welty a dit : « Comprendre un lieu aide à mieux comprendre tous les autres. » Choisir pour cadre ma région ne me limite pas, bien au contraire. William Faulkner en est un très bon exemple : écrire sur un endroit permet d’écrire de façon universelle, sur tous les lieux de la planète. Je conçois mon travail d’écrivain comme la tâche d’une personne creusant un puits pour trouver de l’eau : je creuse toujours et toujours au même endroit, de plus en plus profondément, et du local j’essaie d’atteindre l’universel.

Vous décrivez une région que vous aimez. Vous auriez pu le faire de façon romantique, mais au lieu de cela vous parlez d’un monde qui disparaît, d’une jeunesse laminée par le chômage et la drogue… de gens qui essaient de s’en sortir. Pourquoi avoir choisi de nous la présenter sous cet angle ? Je voulais dire la vérité, et aussi dénoncer le fait que ces régions ont été ignorées par le reste de l’Amérique. J’envoie des fusées éclairantes pour signaler ce qui se passe dans ces régions rurales. Malheureusement, les médias préfèrent ignorer cette réalité. En occultant cela, ils ont mené tout droit à l’élection de Donald Trump. Ces temps sont tristes et sombres.

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Est-ce cela justement, le rôle de l’écrivain ? Décrire ce qu’il se passe, montrer la réalité des choses ? Est-ce le devoir des écrivains du Sud ? Tout à fait. Nous décrivons l’Amérique telle qu’elle est. Mais les auteurs du Sud ne sont pas les seuls à le faire. Jim Harrison, Annie Proulx ou moi écrivons sur des endroits oubliés, des lieux qui n’ont rien en commun avec New York. Les écrivains qui évoquent cette réalité sont considérés comme des écrivains sans importance, sans intérêt, alors qu’ils donnent voix aux ressentiments des habitants de ces régions. Si on les avait un peu plus écoutés, si on leur avait accordé un peu plus d’importance par rapport aux écrivains urbains, du Nord, peut-être que Trump n’aurait pas été élu.

Vous parlez beaucoup dans vos romans de la nature et du rapport qu’entretient l’homme avec son environnement. Pourquoi avoir accordé une place aussi grande à la nature, comme par exemple dans Le Chant de la Tamassee où la rivière est, sans équivoque, le personnage principal ? J’ai voulu en parler parce que, particulièrement aux États-Unis, la technologie déconnecte l’humain de la nature et de son environnement. Or, je pense qu’être né dans un certain paysage affecte vraiment votre destin. Les gens qui grandissent et vivent à la montagne sont différents de ceux qui vivent au bord de la mer ou en plaine. L’empreinte de la nature sur les personnes est pour moi une évidence.

Mes livres sont traduits dans différents pays où il y a des régions montagneuses (Chine, Suisse, Espagne, Allemagne) et les gens qui vivent dans ces régions m’ont écrit pour me dire que j’avais vraiment compris ce que c’était de vivre dans les montagnes et qu’ils se sentaient très proche de ce que j’écrivais. J’arrive donc aussi à parler de choses universelles, et pas seulement de la région où se déroulent mes romans.

Vous dessinez une fresque de l’histoire des États-Unis : Serena se déroule au lendemain de la Grande Dépression, dans Le monde à l’endroit nous sommes dans les années 60-70, dans Une Terre d’ombre en 14-18, mais il y a un événement de l’histoire des États-Unis qui est omniprésent dans votre œuvre, plus particulièrement dans Le monde à l’endroit, ou dans Incandescences, c’est la Guerre de Sécession. Pourquoi ? Les clivages qui ont mené à la Guerre de Sécession se ressentent toujours aujourd’hui. Dans les circonstances actuelles, après cette élection présidentielle, je n’ai jamais senti autant de différences et de clivage entre le Nord traditionnel et les régions rurales, les urbains et les ruraux, et je sens cette même tension qu’il y a pu avoir au moment de la guerre civile. Faulkner disait : « Le passé n’est pas mort, il n’est même pas passé. »

Etats-Unis nature famille guerre

Dans vos romans il est aussi beaucoup question de croyances, de superstitions. Dans Une terre d’ombre par exemple, Hank et Laurel s’installent dans la ferme familiale, dans un vallon encaissé réputé maudit. A cause d’une tache qu’elle a au visage, Laurel est considérée comme une sorcière. Quelques sorcières figurent dans vos romans, comme cette vieille femme dans Un pied au paradis. D’où viennent ces croyances ? Vous sentez-vous porteur de cet héritage propre à votre région ? Oui. Je pense que le rôle de l’écrivain est de garder vivants toutes ces croyances, ces langages et ces superstitions. J’ai passé beaucoup de temps auprès de ma grand-mère lorsque j’étais enfant et je me souviens par exemple que voir une chouette en plein jour était de mauvais augure et annonçait une mort prochaine. Je me souviens aussi qu’enfant, lorsque je jouais, je ne devais pas déranger les salamandres car elles étaient les gardiennes de la pureté de l’eau. Cet interdit avait un certain sens du point de vue écologique : si l’eau était rendue impure, les salamandres ne seraient pas restées.

Toutes ces croyances permettent au monde de garder son merveilleux. Or, j’ai remarqué que le mot « wonder » n’est plus du tout utilisé aux États-Unis, il est devenu archaïque. Cette course effrénée vers la technologie amène à la perte du contact avec la nature. Je considère ces croyances comme un lien entre la nature et l’être humain.

Situer mes romans dans le passé est un prétexte pour parler du présent. Serena n’a jamais été autant d’actualité qu’aujourd’hui. Écrire un livre comme Serena est très subversif et agit comme un provocation : sous l’apparence d’un roman historique, le récit parle du présent. Le lecteur s’en rend compte. Dans Serena, il s’agit de la déforestation des Appalaches. Les personnages exploitent le bois de façon abusive. C’est exactement ce que veut faire Trump, faire de la nature un produit. Je crains que les parcs nationaux ne disparaissent.

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Dans votre dernier livre, Le chant de la Tamassee, un conflit éclate à propos de la préservation d’une rivière, la Tamassee. Une petite fille s’est noyée dans cette rivière, son corps est coincé sous un rocher et la seule façon de le récupérer est de détourner le cours de la rivière en installant un barrage, ce que souhaitent les parents de la victime. En vertu de la protection des rivières (loi fédérale des années 1970), les écologistes s’y opposent farouchement.
Dans ce roman, deux camps s’opposent, mais à aucun moment vous ne prenez parti. Vous restez en retrait, comme si c’était finalement au lecteur de prendre position. Suite aux récents événements déjà évoqués, pensez-vous que votre engagement sera plus prononcé ?
Très certainement, mais ce ne sera pas dans le cadre de mon art, pas en tant que romancier. J’écrirai des articles. Je veux rester un témoin et non un propagandiste.

Dans Le chant de la Tamassee, j’ai vraiment fait en sorte que le problème soit complexe. Je voulais mettre le lecteur dans une situation où le choix est vraiment difficile. Je ne veux pas dire au lecteur ce qu’il doit penser. J’ai envie qu’il soit tiraillé, se pose des questions, s’interroge. J’essaie de poser les questions plutôt que d’y répondre.

Vous écrivez des romans, des nouvelles, de la poésie. Comment travaillez-vous vos phrases, votre écriture ? Chaque fois que j’écris, c’est à partir d’une image. Je ne sais pas avant ce que ça va donner, si cela donnera naissance à un roman, une nouvelle ou un poème. Je souhaite parvenir à amener la poésie dans la prose des romans. Lorsque je lis pour la dernière fois un de mes manuscrits, je consacre toute mon attention à la sonorité des mots et des phrases.


Marie-Caroline Aubert, éditrice aux éditions Le Seuil

J’ai aimé son univers romanesque, cette manière de donner une contrée à voir et à sentir

Vous éditez Ron Rash depuis longtemps. Comment l’avez-vous découvert ? Son agent m’a apporté son premier roman, à l’époque où l’on lisait des livres et non des pdf. Il avait un bon éditeur, très littéraire, ce qui est un signe favorable, et le résumé allait dans le sens de ce que je voulais faire à l’époque : du noir rural.
Qu’est-ce qui vous a plu chez cet écrivain au point de vouloir le publier en France ?  Avant tout, l’écriture. À la dixième page, j’étais convaincue de tenir un styliste hors du commun et la construction « chorale » était remarquable. Mais aussi, j’ai aimé son univers romanesque, cette manière de donner une contrée à voir et à sentir.
Allez-vous prochainement publier d’autres romans, recueils de nouvelles ou de poèmes de Ron Rash? A la rentrée littéraire de 2017, je publierai son tout dernier paru, The Risen, et l’année suivante, Above the Waterfall, qui a paru un an avant aux États-Unis. J’aimerais beaucoup publier aussi un recueil de nouvelles, car c’est un magnifique nouvelliste, mais les nouvelles n’ont pas la faveur du public français, et commercialement c’est une prise de risque. J’essaierai quand même !
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Isabelle Reinharez, traductrice

Quand j’aborde une nouvelle traduction de Ron Rash, j’ai un peu l’impression de rentrer au pays

Qu’avez-vous ressenti après la lecture du premier roman de Ron Rash que l’on vous a demandé de traduire ? Après la lecture ? Je dirais plutôt « pendant » ! J’ai ressenti la sensation physique de bien-être que me procurent les textes forts à l’écriture ciselée, travaillée dans le moindre détail. Allégresse et jubilation, la chair de poule au fil de certains passages ! De la gratitude, aussi, envers un auteur qui me donne à voir des images inédites. Et après : l’émotion joyeuse d’avoir été choisie pour traduire le roman, l’exaltation à l’idée de pénétrer jusqu’au cœur du texte et d’y élire domicile pendant plusieurs mois, le tout teinté, évidemment, d’un peu d’anxiété…

Est-ce un auteur que vous avez trouvé difficile à traduire ? Oui et non. Oui, parce qu’il est tellement attentif au style, au jeu des sonorités, au langage de chacun de ses personnages – pour certains plein d’aspérités –, qu’il faut s’efforcer, autant que possible, de tout capter, de ne rien affadir, de ne rien aplatir, d’en perdre le minimum en chemin… Une tâche ardue et délicate lorsqu’on passe d’une langue dans une autre, en l’occurrence de l’anglais au français, des langues à la rythmique très différente.
Et non, parce qu’une belle écriture agit comme un stimulant, elle me porte tout au long de la traduction.

Lorsque vous travaillez sur l’un de ses livres, avez-vous des échanges avec lui sur votre traduction ? Oui, bien sûr. C’est d’ailleurs très rassurant. Je lui demande de dissiper mes doutes, quand j’en ai.

Vous le traduisez depuis plusieurs années. Pensez-vous que votre traduction ait évolué, maintenant que vous connaissez mieux son univers, son écriture ? Je traduis Ron Rash depuis 2008/2009, en effet. Et je travaille en ce moment sur ma sixième traduction de cet auteur. Le processus de traduction a certainement évolué. Par osmose, par capillarité… Maintenant, quand j’aborde une nouvelle traduction de Ron Rash, j’ai un peu l’impression de rentrer au pays. Certains thèmes, comme celui, omniprésent, de la rivière, me sont devenus très familiers. D’ailleurs, au fil de mes traductions j’ai élaboré un lexique, que j’appelle mon « DicoRon ». Ce n’est pas seulement un gain de temps, c’est aussi la garantie de conserver une unité de livre en livre.

Quel est le roman anglo-saxon que vous auriez aimé traduire ? Sans réfléchir, sinon la liste serait peut-être longue : Everything is illuminated, le premier roman de Jonathan Safran Foer. J’ai eu un véritable coup de foudre pour ce roman fabuleux – et je prends l’adjectif dans son sens littéral – ce tour de force littéraire. Il est paru aux États-Unis en 2002, et en France, dans la traduction de Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, en 2004.

Mais j’ai aussi envie d’évoquer un de mes grands regrets : un livre qu’à mes tous débuts, il y a quelques décennies de cela, j’ai proposé, en vain, à plusieurs éditeurs. Il s’agit de The Book of Ebenezer le Page, l’œuvre unique de G.B. Edwards. C’est une vaste autobiographie fictionnelle de plus de 600 pages dans lesquelles l’auteur note ses observations et ses réflexions en regardant vivre et changer l’île de Guernesey, de la fin du XIXe siècle au début des années 1960. Je débarquais dans le métier, j’étais novice, je ne connaissais personne dans le milieu de l’édition… et puis l’idée d’une œuvre unique n’était peut-être pas très porteuse ! L’ouvrage, « découvert » par Maurice Nadeau, est paru deux ou trois ans plus tard sous le titre Sarnia, traduit par Jeannine Hérisson.

Propos recueillis par Marisa, 27 décembre 2016

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