Petit déjeuner avec Jean Teulé

Dix personnes ont assisté samedi matin à un petit déjeuner avec Jean Teulé, le parrain de la 17ème édition de Lire en Poche qui vient de fermer ses portes.


La discussion a commencé autour des adaptations des romans de l’écrivain. Lorsqu’un de ses livres est porté à l’écran, Jean Teulé déclare « ficher une paix totale au réalisateur et à l’équipe du film« . Il en va de même pour les adaptations BD ou théâtrales : « Dans la mesure où des personnes ont acheté les droits, les droits sont à eux, ils peuvent créer en toute liberté », estime-t-il. Il est parfois déçu, mais parfois surpris et content, comme lorsqu’il a assisté à la première représentation de la pièce de théâtre tirée de son roman Mangez-le si vous voulez, une adaptation qu’il a jugée meilleure que son roman. Connu aussi pour être un auteur de bandes dessinées, Jean Teulé estime que l’adaptation de ses romans en BD est souvent une réussite.
Une question sur son dernier livre, Crénom, Baudelaire ! amène l’écrivain à évoquer les poètes : Baudelaire, Rimbaud, Verlaine, Villon, Aragon… Tous les poètes auxquels il a consacré un livre étaient de sales types. Baudelaire ne fait pas exception : c’était un être infect, misogyne, sadique et pervers. Jean Teulé revient sur l’enfance du poète, sur sa relation fusionnelle avec sa mère et son chagrin lors du deuxième mariage de cette dernière. Il explique le rapport du poète aux femmes et évoque aussi quelques poèmes qui en sont le reflet, dont le cruel « Une charogne », et un autre qu’il trouve de toute beauté, « Les petites vieilles ». Il cite les six poèmes de Baudelaire tombés sous la censure, interdits de lecture en France pendant 95 ans.
Ce qui fascine Jean Teulé au point d’écrire la vie de ces poètes, c’est la différence entre ce qu’ils écrivent et leur vie. C’est par un artiste qu’il vient à la poésie et aux poètes : Léo Ferré, dont il a vu une trentaine de concerts avant de faire sa connaissance et d’être profondément déçu de leur unique rencontre. Le personnage est hautain et terriblement pédant. « Il ne faut pas connaître les grands artistes. Les artistes doivent être connus dans leur art, et seulement là » conclue-t-il.
Une chose est sûre, un petit déjeuner avec Jean Teulé suffit à contredire ce propos. Ce ne sont pas les convives qui nous diront le contraire…

Marisa, 12 octobre 2021

Les collectionneurs d’images de Jóanes Nielsen

Lorsqu’un éditeur féroïen publia en 2005 Les collectionneurs d’images, le troisième roman de Jóanes Nielsen, le roman féroïen fêtait tout juste ses cent ans d’existence. D’abord possession norvégienne, puis danoise, les Îles Féroé sont parvenues à affirmer leur indépendance culturelle au début du 19ème siècle. La langue féroïenne s’est alors imposée à l’écrit dans les décennies qui suivirent, marquant la naissance de la littérature de ce territoire insulaire situé au milieu de l’Atlantique nord.

C’était un matin froid au ciel dégagé. Sur les hauteurs, le sommet des montagnes rougeoyait et, à mesure que le soleil surgissait, la lumière coulissait prudemment sur le versant et les hauts rochers. Parfois, elle semblait hésiter un peu, s’accrochait à un banc de brume, puis reprenait de la vitesse et poursuivait vers le bas.

Poète et romancier né en 1953, plusieurs fois récompensé, Jóanes Nielsen fait figure de digne représentant de la littérature féroïenne. Son roman Les collectionneurs d’images, profondément ancré dans l’histoire de ces Îles, retrace sur quarante ans le destin de six jeunes hommes de Tórshavn, témoins d’une société en recherche d’identité et de repères. Commençant à une époque où ce territoire gagnait en autonomie par rapport à la tutelle danoise, il prend fin en 1996, lorsque la société se relève tout juste d’une grave crise économique.

Enchevêtrement kaléidoscopique de vies, de personnages, de récits secondaires, Les collectionneurs d’images nous offre de très belles pages sur l’enfance et l’adolescence, l’apprentissage de la vie, l’éveil à la sexualité, sur la masculinité, sur la réflexion politique.

Madame Vivian était une des plus belles femmes qui soient. Et les jeunes garçons étaient attentifs à ce genre de choses. Elle n’était pas seulement la mère de Staffan. Elle avait également un émetteur qui diffusait sur la fréquence femme, et les récepteurs nouvellement éveillés des garçons recevaient les ondes venant d’une mèche de cheveu retombée sur le front ou de talons qui claquaient sur le plancher quand elle marchait, faisant trembler légèrement ses mollets, son postérieur et sa poitrine.

Enfin, cerise sur le gâteau, l’éditeur a eu la très bonne idée de proposer une postface éclairante sur l’histoire de la société féroïenne, à travers sa littérature et sa langue. Une belle façon de prolonger l’aventure.

Marisa, 3 mai 2021

Le jeu de la dame, de Walter Tevis

Il arrive parfois que la télévision et le cinéma contribuent à sortir de l’oubli une œuvre littéraire disparue des rayons des librairies. Répondant au succès de la série diffusée sur Netflix, les éditions Gallmeister ont publié à la mi-mars une nouvelle traduction du roman Le jeu de la dame, de Walter Tevis (1928-1984), qui a fait l’objet de cette adaptation. Une très bonne idée.

L’histoire. Kentucky, 1957. Après la mort de sa mère, Beth Harmon, neuf ans, est placée dans un orphelinat où l’on donne aux enfants de mystérieuses « vitamines » censées les apaiser. Elle y fait la connaissance d’un vieux gardien passionné d’échecs qui lui en apprend les règles. Beth commence alors à gagner, trop vite, trop facilement. Dans son lit, la nuit, la jeune fille rejoue les parties en regardant le plafond où les pièces se bousculent à un rythme effréné. Plus rien n’arrêtera l’enfant prodige pour conquérir le monde des échecs et devenir une championne. Mais, si Beth prédit sans faute les mouvements sur l’échiquier, son obsession et son addiction la feront trébucher plus d’une fois dans la vie réelle.

Les raisons du succès. Ce livre parle d’échecs, mais il n’est absolument pas indispensable de connaître les manoeuvres et les stratégies d’attaque de ce jeu pour y trouver un réel plaisir de lecture. La magie fonctionne, et Walter Tevis nous tient en haleine de la première à la dernière page. Nous en avons eu la preuve en échangeant avec d’autres lecteurs : chacun vous dira qu’il ne pouvait plus lâcher le livre tant la tension dramatique était intense. Dans le sillage de la jeune prodige Beth Harmon, nous vivons des parties d’échecs endiablées, comme si ce n’était pas les pions, mais notre vie qui était en jeu : cavalier en dame cinq, variante sicilienne, pion en roi quatre… Le mécanique implacable est en marche, le suspense à son comble, jusqu’au verdict : Walter Tevis nous met échec et mat.

Marisa, 12 avril 2021.

Fantômes de Christian Kiefer

Eté 1945. Newcastle, Californie. Le sergent nippo-américain Ray Takahashi revient dans sa ville natale après avoir combattu en Europe. Il retrouve son pays, la maison de son enfance et les lieux qui lui sont chers, mais aucun membre de sa famille n’est là pour l’accueillir. Les habitants qu’il croise peinent à le reconnaître dans son uniforme de soldat américain, lui qui ressemble tant à un Japonais, lui dont le visage est devenu celui d’un étranger, d’un indésirable.

Cette histoire, c’est John Frazier qui nous la raconte. Nous sommes en 1969, et John revient lui aussi d’une guerre, celle du Vietnam. Il est vivant, alors que tant de ses frères d’arme y ont laissé leur peau. Il est vivant, mais alcoolique et drogué, hanté par les souvenirs du combat, du sang, des cris, des flammes et des avions Phantom auxquels il communique les coordonnées des troupes ennemies, afin qu’ils les bombardent. Pour chasser ses démons et ses fantômes, il trouve un travail de pompiste et se met à écrire pour survivre, comme le soldat vietnamien de Bao Ninh dans Le chagrin de la guerre que Christian Kiefer cite en exergue du livre.

Dans le cœur du soldat, la souffrance de la guerre ressemblait étrangement à celle de l’amour. C’était une espèce de nostalgie, pareille à l’infinie tristesse et un manque, une douleur capable de vous projeter brusquement dans le passé.

 
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