Qu’est-ce qui fait que l’on prend une situation, ou plutôt juste un sentiment, à peine un soupçon, pour un signe ? C’est à ce questionnement que Philippe Forest confronte son lecteur dans ce « récit » recomposé. Dans cette confrontation au monde qu’est la vie, le « signe » est-il le produit de l’interaction du sujet avec le monde, ou bien seulement une projection arbitraire et unilatérale du sujet, et de lui seul ?
Telle est la question que se pose l’auteur en sortant de ce restaurant chinois, la question qui le conduira en Chine ou plutôt l’y reconduira car à bien y regarder, il ne la quitte plus beaucoup cette Chine devenue tout à la fois son ici, son quartier, et son ailleurs, son paysage mental. Face à ce qui pourrait sembler constituer un signe (un appel à l’aide sans provenance), il fait le choix de l’interpréter comme tel, prenant ainsi le risque de s’embarquer pour la Chine sans plus de motif que la conscience d’un besoin, celui d’imaginer « qu’il y a quelque chose à découvrir, qui, d’une certaine façon, se trouve en relation avec ma vie et qui, si je comprends quoi, m’en révélera peut-être le sens ».
La Chine qu’il connaît si bien (en tout cas mieux que d’aucuns qui rapidement s’en revendiquent spécialistes), et pourtant si peu, cette Chine devient au fil de cette narration mêlant récit et introspection un peu comme un autre lui-même.
… pays que je ne connaissais ni ne comprenais toujours pas mais auquel, puisque je le lui avais donné, je trouvais désormais, et de plus en plus, un air qui me semblait convenir à l’idée que je me faisais de ma réalité
Le dilemme interprétatif auquel nous confronte Philippe Forest est aussi celui-ci : puisqu’on ne peut voir que ce que l’on se décide à observer – au risque sinon de ne jamais rien voir – alors, sans doute, y a-t-il un sens à prendre la décision de voir un « signe » là où il n’y a peut-être rien du tout. Quitte à confondre le nécessaire et l’arbitraire. Mais ce qu’il y a de passionnant dans l’introspection que Philippe Forest fait partager à son lecteur c’est que sans le trancher, il dépasse ce dilemme car le fait de suivre ces signes l’amènera bien quelque part, dans un endroit qu’il n’a jamais vraiment quitté bien qu’ayant été si loin pour le (re)trouver. Un endroit si proche que sa proximité était insoupçonnée, au plus près de lui-même ou tout du moins de là où il en est resté avec lui.
Alors peut-être que l’on se raconte des histoires en suivant des signes, et que ce que l’on prend pour la « réalité » n’est au fond qu’un « long roman mental », mais puisque tout cela crée du sens au bout du bout, le dilemme pour majeur qu’il est, est en quelque sorte dépassé. Et finalement, l’auteur nous invite à voir que reconnaître un signe – qu’il en soit un ou non -, c’est d’abord se faire signe à soi-même, et aussi à mesurer que seul le sens (des petits bouts de sens) console, au moins un peu.
Ce récit s’apparente à un tissage entre récits de voyages, élaboration d’impressions, d’interprétations, de liens faits entre les évènements, les époques. Philippe Forest y pose et y superpose, par allers-retours successifs, différentes périodes de sa vie. Homme seul souvent, pour lequel « le sevrage social est très peu une souffrance », il donne ici à la rencontre avec l’autre (y compris la rencontre uniquement littéraire de l’autre) une importance, interprétative à tout le moins. Dans ses pérégrinations, des personnages jalonnent ses différents séjours comme dans Sarinagara (que je n’ai pas lu) et qui se déroulait au Japon. De subtils liens s’entremêlent avec et entre les personnes rencontrées tant au Japon qu’en Chine et, parmi elles, se trouvent également des figures littéraires et un lien sacré que l’auteur entretient et partage avec certaines d’entre elles : l’expérience de la perte d’un enfant.
Cette expérience « temps zéro » reste le fil rouge de Pi Ying Xi comme dans nombre de ses écrits précédents. Mais pour autant, ce fil ouvre vers beaucoup d’autres fils. Pi Ying Xi n’est pas un livre sur la perte mais sur les rencontres, celles que l’on choisit, celles que l’on choisit moins, celles que l’on sous-estime et qui parfois nous surprennent, y compris quand elles ont lieu avec nous-mêmes.
France, invitée des Liseuses, le 21 mars 2022
PI YING XI, Théâtre d’ombres, Philippe FOREST, Gallimard, 2022