Eté 1945. Newcastle, Californie. Le sergent nippo-américain Ray Takahashi revient dans sa ville natale après avoir combattu en Europe. Il retrouve son pays, la maison de son enfance et les lieux qui lui sont chers, mais aucun membre de sa famille n’est là pour l’accueillir. Les habitants qu’il croise peinent à le reconnaître dans son uniforme de soldat américain, lui qui ressemble tant à un Japonais, lui dont le visage est devenu celui d’un étranger, d’un indésirable.

Cette histoire, c’est John Frazier qui nous la raconte. Nous sommes en 1969, et John revient lui aussi d’une guerre, celle du Vietnam. Il est vivant, alors que tant de ses frères d’arme y ont laissé leur peau. Il est vivant, mais alcoolique et drogué, hanté par les souvenirs du combat, du sang, des cris, des flammes et des avions Phantom auxquels il communique les coordonnées des troupes ennemies, afin qu’ils les bombardent. Pour chasser ses démons et ses fantômes, il trouve un travail de pompiste et se met à écrire pour survivre, comme le soldat vietnamien de Bao Ninh dans Le chagrin de la guerre que Christian Kiefer cite en exergue du livre.
Dans le cœur du soldat, la souffrance de la guerre ressemblait étrangement à celle de l’amour. C’était une espèce de nostalgie, pareille à l’infinie tristesse et un manque, une douleur capable de vous projeter brusquement dans le passé.
Lorsque sa tante Evelyn lui parle de Ray Takahashi, ce jeune homme qu’elle a bien connu, John Frazier sent qu’il tient là un sujet pour son livre et se fascine pour l’histoire de cet homme et de sa famille.
Christian Kiefer vit à Placer County, le comté de Californie où se déroule le roman. En écrivant Fantômes, il revient sur la tragédie vécue par de nombreuses familles nippo-américaines après l’attaque de Pearl Harbor : plusieurs familles du comté ont été déportées vers l’un des dix camps d’internement, le plus grand d’entre eux, celui de Tule Lake, le dernier camp d’internement à fermer en mars 1946.

Cette déportation fut amorcée le 19 février 1942, lorsque le Président Roosevelt signa le décret 9066 permettant de déporter et enfermer des personnes d’origine étrangère, ici des Nippo-Américains, pour éviter d’éventuels actes d’espionnage ou de sabotage. Des hommes, des femmes et des enfants ont ainsi été contraints de tout quitter pour partir vivre dans des baraquements militaires, identiques à ceux représentés sur la photographie choisie pour illustrer la couverture de Fantômes. La plupart d’entre eux étaient des citoyens américains.
A travers les destins tragiques de Ray Takahashi et de sa famille, l’auteur rend un vibrant hommage à toutes les familles japonaises déportées sur le sol américain pendant la Seconde guerre mondiale.
Avec tout mon respect, je dédie ce roman aux individus qui ont été déportés à Tule Lake en mai 1942.
Servi par une très belle écriture, Fantômes ravive le souvenir de ces familles victimes d’un conflit auquel elles n’ont pas contribué, accablant davantage celles qui ont vu leurs fils mourir sur un champ de bataille étranger, citoyens américains combattant pour la liberté des Etats-Unis et de ses alliés. La voix de Christian Kiefer se fait leur porte-parole, eux qu’on a voulu faire disparaître dans des camps, comme s’ils n’étaient pas assez américains pour mériter qu’on les laisse tranquilles. Avec Fantômes, la littérature américaine prouve une nouvelle fois la nécessité de repenser les Etats-Unis d’aujourd’hui, au regard de son histoire.
Une chose est sûre, l’Amérique n’en finit pas de panser ses plaies.
Marisa, 10 avril 2021