Portraits de femmes libres

Gaëlle Josse, Frédérique Deghelt et Emmanuelle Favier étaient les invitées de Lire en Poche pour une table ronde intitulée « Portraits de femmes libres ». Une rencontre passionnante racontée par Marie-France, une des modératrices.

Exofictions*, biographies romancées, portraits sensibles abondent depuis quelques années dans la production littéraire. Dans cette catégorie de roman, la frontière entre réel et fiction est toujours un peu brouillée. Toutefois, une chose est sûre, la rencontre de l’auteur contemporain avec le personnage public et plus ou moins célèbre dont il veut raconter – voire réinventer – l’histoire, dont il veut cerner au plus près le ressenti, cette rencontre n’est pas anodine. C’est une confrontation qui touche à l’intime et qui laisse des traces dans la réflexion et la sensibilité de l’écrivain.

C’est en tout cas ce qui est ressorti de l’entretien qui réunissait Gaëlle Josse, Frédérique Deghelt et Emmanuelle Favier dans le cadre du festival littéraire Lire en Poche de Gradignan.

Chacune s’est emparée de l’histoire d’une femme artiste d’une époque passée, célèbre ou méconnue de son vivant et en passe de devenir célèbre à notre époque.

Dans Agatha, écrit sous la forme de journal intime, Frédérique Deghelt imagine ce qui a pu se passer dans la tête d’Agatha Christie lorsqu’elle disparut une dizaine de jours à la suite d’un drame conjugal après avoir laissé sa voiture dans un fossé.

Dans Virginia, Emmanuelle Favier observe Virginia Woolf, à la lorgnette. Elle explore son enfance et son adolescence jusqu’à la mort de son père, époque pendant laquelle la jeune Virginia prit douloureusement conscience des rôles attribués à l’homme et à la femme dans la société victorienne, se construisit une identité, modela sa sensibilité et s’ouvrit à l’impérieuse nécessité de traduire par l’écriture ce qu’elle captait de l’âme humaine. Elle jeta les premières bases de ce qui allait devenir une création littéraire originale qu’on ne cesse de redécouvrir aujourd’hui.

Quant à Gaëlle Josse, elle se penche dans Une femme en contre-jour sur un destin singulier et enquête sur les origines d’une femme « invisible » sa vie durant. Elle nous entraîne sur les traces de Vivian Maier, nurse et inlassable photographe américaine dont les milliers de négatifs furent découverts récemment, tout à fait par hasard, quelques mois avant sa mort. On sait peu de choses sur Vivian Maier, sa personnalité fait l’objet de témoignages contradictoires et la question de savoir pourquoi elle n’a pas cherché à faire connaître ses photos est toujours ouverte. Quoi qu’il en soit, son talent ne fait aucun doute et est aujourd’hui reconnu par le public et ses pairs. L’auteure a donc tenté de relier les pointillés d’une vie restée mystérieuse à ce jour.

Chaque auteure, à sa manière, est animée par le désir de rechercher l’authentique de son héroïne.

Il était important pour chacune de donner vie à son personnage en s’appuyant sur un gros travail de documentation. Emmanuelle Favier et Frédérique Deghelt ont visité les lieux de vie « mythiques » de Virginia et d’Agatha, elles ont refait les trajets de l’une et de l’autre, ont suivi leurs traces dans la capitale britannique, ont consulté lettres, journaux et témoignages. De son côté, Gaëlle Josse cite ses sources avec beaucoup de précision. Toutes ont bien sûr interrogé l’œuvre (œuvre littéraire pour E. Favier et F. Deghelt, photographies pour Gaëlle Josse) attentives à ce qui faisait écho en elles.

 

Dans le dernier chapitre de son livre, Gaëlle Josse explique sa démarche. Elle se défend d’avoir succombé « à l’écueil du travestissement d’une biographie romancée, installée dans la toute puissance de l’invention. » Consciente de la difficulté à raconter la vie d’une autre en essayant de ne pas la trahir, Gaëlle Josse aborde la vie et la personnalité de Vivian Maier avec beaucoup de tact et de délicatesse. Elle s’appuie sur des témoignages et des documents, mais n’hésite pas à laisser place au doute et au questionnement quand le sujet se dérobe. Elle esquisse une des possibilités d’existence de cette femme insaisissable.

Mais, comme elle nous l’explique dans la postface de son livre, c’est la découverte des photos de Vivian Maier et les sentiments et émotions qu’elles ont éveillés en elle qui ont servi de moteur à son inspiration Dans Une femme en contre-jour, elle fait état d’une parenté avec la photographe dans son approche du réel : « le travail de Vivian Maier me renvoie de manière frontale, impérieuse à ce que je poursuis en écrivant l’œuvre, nourrie de la vie, plus grande que la vie. » Et ce sentiment d’appartenance à la même sensibilité que la nurse-photographe fait vibrer son texte et le nourrit. Le parallèle est intéressant de ce qu’il nous montre aussi de l’auteure.

Dans sa biographie d’enfant et de jeune fille de Virginia W., Emmanuelle Favier nous apprend une foule de choses sur l’environnement familial et l’univers familier de son personnage. L’arrière-plan politique, social et littéraire de l’époque victorienne se dessine de manière très précise. Là aussi l’ouvrage repose sur une documentation très rigoureuse. Mais les lieux qu’on visite, en quête de l’âme de leurs occupants, restent parfois muets. Et l’auteure de s’interroger : « L’influence des lieux sur l’écriture ne serait donc qu’une vue de l’esprit romantique, le pèlerinage un mièvre fétichisme. » Mais elle ajoute : « la quête vaut pour l’écho qu’elle fait surgir en nous de nos propres intuitions. »

Entre auteure et personnage, les correspondances s’installent au gré de la recherche. Emmanuelle Favier s’est immiscée très intimement dans la vie et le ressenti de la petite fille, puis de l’adolescente. Son appréhension du réel et même son style approchent parfois de manière troublante celui de Virginia : elle « joue » avec les motifs woolfiens.

Elle revendique certes une certaine distance dans la description de Virginia et inclut le lecteur dans sa fonction d’observatrice en utilisant le « nous ». Mais elle pose vite sa lorgnette d’observatrice et se glisse avec une bienveillance teintée de malice dans la peau de cette petite fille, avec laquelle elle grandit, souffre et regarde le monde. Elle accompagne fidèlement la jeune fille dans sa démarche d’émancipation, dans sa construction de femme et d’écrivaine libre. Nul doute que ce cheminement trouve une résonance chez de nombreuses femmes et écrivaines de notre temps. Lors de la table ronde de Lire en Poche, l’auteure nous a d’ailleurs confié à quel point le trouble que cet accompagnement avait parfois suscité en elle fut profond. L’écrivaine d’aujourd’hui affûte sa plume et ses convictions en racontant comment Virginia affûta les siennes à la fin du 19e siècle.

Le roman de Frédérique Deghelt, Agatha, est une commande de la collection Miroir des éditions Plon. Il s’agit de faire raconter par des auteurs contemporains l’histoire d’êtres célèbres.

Agatha Christie n’a jamais fourni la moindre explication sur sa disparition, amplement relayée par les journaux de l’époque. Elle prétexta une amnésie et se refusait à évoquer cet épisode douloureux de sa vie privée où elle fut incapable d’écrire. Elle fut retrouvée dans une ville d’eaux du nord de l’Angleterre où son mari vint la chercher. Cette absence d’éléments laisse toute latitude à l’écrivain pour imaginer ce qui s’est passé pendant ces 10 jours et introduire ainsi le chapitre manquant dans l’autobiographie d’Agatha.

 

Nous l’avons déjà évoqué, le récit de Frédérique Deghelt prend la forme d’un journal intime tenu par Agatha. Lors de la table ronde de Lire en Poche, l’auteure a attiré l’attention sur les dangers du « je » qu’elle utilise dans ce roman et sur ceux de la grande liberté dont elle disposait pour l’écrire. A son avis, seule une exigence accrue d’objectivité et une documentation rigoureuse pouvaient donner forme au récit et permettre à l’auteure de laisser, dans ce cadre, libre cours à son imagination. C’est ainsi que l’écrivaine a passé dans la ville thermale le même nombre de jours qu’Agatha, tentant de partager au plus près ce moment d’intimité avec une femme qui avait perdu tout repère et qui, profondément perturbée émotionnellement, confondait alors la fiction et le réel sans pouvoir écrire une ligne.

Cela donne l’histoire d’une folie puis d’une très lente et fragile remontée, l’histoire d’un dépassement, difficile et progressif, de tout ce qui constituait son moi, l’histoire d’une femme en devenir. Au terme du roman, Frédérique Deghelt peut ainsi injecter des éléments puisés dans la vie réelle d’Agatha Christie, celle qui suivit cet épisode. De fait, Agatha Christie écrira après cette période des romans psychologiques mettant en scène des femmes confrontées à leur destin, elle le fera sous un pseudonyme avant de revenir au roman policier.

A se glisser ainsi dans les pas d’Agatha, Frédérique Deghelt s’est prise d’affection pour son personnage et, mue par un sentiment de « sororité », elle n’a pas hésité à lui souffler ses propres constats dans le domaine de l’affirmation de soi en tant que femme.

De ces époques révolues à la nôtre émerge ainsi une continuité dans la prise en compte du réel, dans la sensibilité féminine, dans l’émancipation de la femme et son ouverture à la création artistique. Ces interférences constantes entre avant et maintenant sont source de richesse pour les écrivaines contemporaines, richesse dont elles se nourrissent pour encore mieux ancrer leurs intuitions et en faire des convictions.

Marie-France, 30 octobre 2019

* L’exofiction est un genre littéraire qui crée une fiction à partir d’éléments du réel, mettant souvent en jeu des personnages célèbres. L’exofiction s’empare d’une personnalité publique pour réécrire complètement son histoire, à l’inverse de la biographie romancée qui reste globalement fidèle au personnage dépeint. (source Actualitté)

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