C’est avec Un week-end dans le Michigan (1986) que Richard Ford « étrenne » le personnage de Frank Bascombe que l’on retrouve ensuite dans Indépendance (1995, Prix Pulitzer 1996) puis dans L’état des lieux et, plus récemment, En toute franchise.
Des configurations assez similaires pour ces deux romans qui nous font découvrir son personnage, le temps d’un week-end à chaque fois. Dans le Michigan d’abord avec sa petite amie après son divorce et le décès de son fils aîné ; lors d’un week-end prolongé de fête de l’Indépendance du 4 juillet ensuite, durant lequel il se partagera entre une compagne avec laquelle sa relation est en sursis et son fils cadet au comportement saturé de signaux faibles et inquiétants. Dans les deux cas, son ex-femme est là dans le paysage, proche puis plus lointain, lui signifiant une époque définitivement révolue qui reste le marqueur majeur de son existence, une époque où possible et réel n’étaient pas si distendus.
La vie d’après que ces deux romans décrivent, c’est ce que Bascombe dénomme lui-même sa « Période d’Existence » avec deux majuscules, concept qui n’est jamais strictement défini mais qui correspond à « l’après » d’un temps dilaté où les possibles restent accessibles mais sources de frustration ou d’atermoiements. Bascombe privé des évidences que confère la structure familiale, Bascombe face à ses doutes qui traîne sa sincère insincérité dans son rapport aux autres et d’abord aux femmes, en quête avant tout de lui-même et d’un équilibre rompu. Dit autrement, on réussit assez vite à s’identifier à ce personnage qui flotte ou dérive tel un bouchon de liège au gré des vagues qui le bercent ou le renversent…
On s’identifie à lui à plus d’un titre car si son insincérité est sincère, son œuvre d’introspection n’est, elle, pas réellement voulue : Bascombe, « philosophe » malgré lui. On comprend en effet dès Un week-end dans le Michigan qu’il a renoncé à essayer de devenir écrivain après un premier succès littéraire (pour devenir journaliste sportif puis agent immobilier !) parce que le surplomb existentiel propre à la figure de l’écrivain l’attriste d’une certaine manière. Lui ne cherche pas à avoir du recul sur la vie mais à y adhérer, et ses réflexions sur l’existence qui constituent le ressort narratif des deux romans proviennent du fait qu’il n’y arrive plus. Il cherche un chemin pour ne plus se sentir à distance de son existence, même pas celui qui conduit au bonheur, l’insouciance lui suffirait. De ce point de vue, ce qui rend également ces romans intéressants, c’est en fond la référence au « rêve américain », aux croyances ancrées dont il est au fondement et que la vie « adulte » vient briser.
Mais Bascombe n’est pas un pessimiste, au contraire son intérêt (somme toute modéré) pour le sport réside sans doute dans sa conception de la vie qui l’incline à penser qu’il est toujours possible de « se refaire » comme quand on joue et mise.
Je vais le répéter, peut-être pour la dernière fois : le mystère est partout, même dans une banale gare de banlieue qui pue l’urine. Il suffit d’y être disponible. On ne sait jamais ce qui va suivre. Il y a toujours une chance pour que – miracle ! – ce soit ce que vous désirez.
On peut « se refaire », il suffit pour cela de retrouver l’équilibre et ces romans sont l’expression d’une double tentative, réussir à endurer vaillamment le déséquilibre et tendre à nouveau vers un équilibre qui reste la cible mais nécessite de prendre des risques et de ne pas chercher à s’épargner.
Finalement, ce que le regret a de pire, c’est qu’il vous pousse à fuir le risque d’en endurer de nouveaux, tout en entrevoyant que rien ne vaut la peine d’être entrepris si cela n’est pas de taille à vous foutre la vie en l’air.
Vous l’aurez compris, ce personnage me plaît ! mais il faut pouvoir lui consacrer un peu de temps car Richard Ford est prolixe et l’expérience de « dilatation du temps » en compagnie de son héros nécessite de ne pas être pressé. Et pour preuve du charme de l’expérience, je pars de ce pas mettre la main sur L’état des lieux !
France, le 3 avril 2023
Un week-end dans le Michigan, Richard Ford, Payot, 1990
Indépendance, Richard Ford, Editions de l’Olivier, 1996