Affliction, de Russel Banks

A l’annonce de la mort de Russel Banks, en janvier dernier, j’ai eu envie de relire cet écrivain sensible et engagé. J’ai retrouvé dans mes rayonnages son roman, Affliction, paru en 1992 chez Actes Sud.

Affliction est un roman très noir qui se passe en Nouvelle-Angleterre, région située au nord-est des Etats-Unis, la plus ancienne région de l’Union sur le plan historique, non loin du Canada. C’est là que l’auteur est né, dans le Massachusetts. Une de ces régions où l’hiver, très rigoureux, s’installe pour de longs mois dans un paysage somptueux de collines, de forêts et de lacs et engloutit tout sous un épais manteau de neige. Lawford est une toute petite ville, isolée par la neige de tout centre urbain un tant soit peu important. Cette permanence du froid et de la neige fait ressortir l’ambiance glauque du lieu décrit comme « le trou-du-cul du monde ».

Il existe ici une sorte de conservatisme délibéré qui aide une population de survivants à s’accommoder d’avoir été abandonnée par plusieurs générations de ses enfants les plus doués et les plus séduisants .

Lawford n’attire guère en hiver que les chasseurs en quête d’un cerf à tuer, dont la dépouille ornera ensuite l’avant de leur rutilant 4 /4 : figures dérisoires qui véhiculent les pseudo-valeurs viriles d’un certain mythe américain.

L’HISTOIRE

C’est l’histoire de Wade, un quadragénaire, né à Lawford, qui y est resté en dépit de ses velléités de fuite vers le sud. Il vivote de son emploi de policier de la ville, tâche mal considérée et mal rémunérée. Le reste du temps, il travaille dans une entreprise où il doit forer le sol et niveler les terrains enneigés à la demande du patron, un homme de Lawford qui, lui, a réussi et par lequel Wade se sent humilié. Une petite ville est une sorte de ghetto et les arnaqueurs y font figure de héros, fait-il remarquer avec une certaine lucidité.

Il vit seul : il a été abandonné par sa femme, Lilian, lasse sans doute de ses accès de violence et du manque de perspectives de la vie à Lawford. Il est donc séparé de sa fille Jil que son ex-femme lui confie le moins souvent possible. Il a acheté à son patron un mobile home sordide dans un parc à caravanes délabré : les mobiles homes ressemblent à des cercueils métalliques en attente d’être expédiés.

Plein de ressentiment et de fureur, Wade trouve une compensation dans l’alcool et les médiocres relations qu’il entretient au pub avec d’autres paumés, anciens camarades de classe. Histoire d’un homme qui a des qualités : de l’intelligence, de la sensibilité, il peut faire montre, parfois, de profondeur dans l’analyse, mais il ne sait pas s’y prendre avec ce qu’il est, avec les autres, avec la vie en général. Il est vrai qu’il traîne un lourd passé d’enfant tyrannisé et battu comme plâtre par un père alcoolique, destructeur, empêtré dans une vie de misère.

Un enfant que sa mère n’a pas su protéger et qui commence sa vie d’adulte chargé d’un immense fardeau héréditaire et social. Il a hérité d’une violence qui l’a marqué à jamais.

Comment ne pas reproduire cette violence ? Dans un monde lui-même violent !

Ses deux frères aînés avaient cru pouvoir fuir ce milieu et… s’étaient engagés dans la guerre du Vietnam. Ils n’en étaient pas revenus. Wade avait tenté l’expérience, mais n’avait été retenu que pour un poste protégé en Corée, l’Etat ne pouvant se permettre de sacrifier plus de deux membres d’une même famille.

Ce thème de la fuite et des illusions qu’elle traîne à sa suite est d’ailleurs un thème récurrent dans le roman. On essaie d’échapper à un destin difficile ou à un lieu inhospitalier, mais au fond que gagne-t-on au change ?

Ils étaient allés en Floride, en Arizona et en Californie. Ils y avaient acheté une caravane ou un appartement en co-propriété et ils bronzaient en jouant aux palets en attendant de mourir.

Alors peut-on changer le cours de la vie quand tout a si mal commencé pour vous ? C’est le thème du roman.

Lente descente aux enfers, entrecoupée de moments de résilience où Wade veut croire à l’amour, refaire sa vie, reprendre sa fille et s’occuper de son vieux père veuf, son père qu’il hait et aime tout en même temps. Mais sa tendresse se teinte trop souvent de la nostalgie de ce qui n’a pu advenir ; Paralysée en quelque sorte par l’expérience douloureuse, elle ne peut déboucher sur rien de concret. Il essaie maladroitement, sans beaucoup de discernement, de se donner les moyens de changer de vie , mais il est fragile et certains évènements extérieurs le déboussolent. Il lâche prise, plonge dans l’irrationnel et bascule dans une folie destructrice.

Dés le début, la tension est palpable. La dureté des éléments naturels rajoutent de l’angoisse, on avance pas à pas dans une ambiance un peu sordide, ponctuée de conflits, d’accès de violence et de découragement. A peine l’espoir s’est-il fait jour, qu’il s’efface dans ce qui devient quelque chose d’irrémédiable, une véritable tragédie qui se joue dans un décor splendide. La nature couverte de neige, figée dans le givre ressort magnifiquement sous la plume de Russel Banks.

LE NARRATEUR

Le narrateur est le benjamin, Rolf, qui semble avoir échappé à cette malédiction familiale. Il a quitté la maison, a fait des études, est devenu prof d’histoire à 250 km de là. La disparition de Wade le touche, il cherche à comprendre le plus objectivement possible ce qui s’est passé et mène l’enquête. Il met en avant une méthode d’historien, dénuée d’affects, analyse finement l’enchaînement des événements qui ont constitué la vie de son frère, il revisite l’enfance de Wade qui est aussi la sienne et fait valoir des réflexions naturalistes sur l’hérédité et l’influence du milieu sur l’homme.

Le même tableau se répète de génération en génération : Tous ces hommes en colère, solitaires et bêtes, cad Wade, papa, le père de ce dernier et son grand père avaient un jour été des hommes.

Mais on sent chez le narrateur monter l’angoisse de ne pas pouvoir tenir à distance ce schéma familial. Au fur et à mesure qu’il avance dans sa recherche, c’est à sa propre vie qu’il se confronte.

Nous luttons pour changer notre place dans la société, et tout ce que nous arrivons à faire, c’est nous retrouver sans lieu propre.

Finalement, l’écriture va lui servir de bouclier : elle pourra peut être lui permettre de se trouver et de faire davantage évoluer son existence solitaire.

L’AUTEUR

Et c’est là que nous rencontrons l’auteur, Russel Banks. En fait Rolf est une sorte d’alter ego de Russel Banks, Affliction est son roman le plus autobiographique. Lui aussi a connu une enfance douloureuse marquée par la violence et l’alcoolisme d’un père et sa subite disparition lorsqu’il avait 12 ans. Dans ses premiers romans, le thème de la filiation, de la recherche du père est central.

Russel Banks est un transfuge de classe : à 19 ans, il était plombier comme son père et père de famille lui-même. Puis il est rentré à l’université, aidé par des personnes qui croyaient en lui (rencontre avec Nelson Algren, un écrivain, qui l’a encouragé à écrire) et il n’a dès lors pas arrêté d’écrire. Il a beaucoup décrit l’Amérique des marges et n’a cessé de mettre en évidence le poids de l’héritage social et familial.

Il est considéré comme un écrivain majeur de la littérature américaine contemporaine. Ecrivain engagé et humaniste qui s’est préoccupé des laissés pour compte du rêve américain.

De la cabane en bois à la présidence, tel est notre mythe dominant. (…) Attelle-toi à la tâche, les yeux vers le ciel, les pieds sur le sol. C’est ce que j’ai fait.(…) Et c’est également la façon dont mon frère Wade a vécu. C’est la raison pour laquelle je demande, Oh Seigneur, pourquoi moi ?

Marie-France, le 14 mars 2023

Affliction, Russel Banks, Actes Sud, 1992. En poche : Babel, 2000.

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