Petit déjeuner avec Maylis de Kerangal

©Sébastien Perchec/Lire en Poche 2018

Lors du salon Lire en poche 2018, j’ai eu le plaisir d’animer un petit déjeuner littéraire avec Maylis de Kerangal, marraine du salon. L’auteure a tout de suite émis le vœu que les participantes (pas d’homme, comme trop souvent dans ce genre d’occasion !) se présentent. Outre l’intérêt qu’elles portent à l’écriture de ses romans, ces dames avaient toutes une raison bien personnelle de s’intéresser à l’un ou l’autre de ses ouvrages. On mettait là d’emblée le doigt sur la diversité des thématiques traitées par l’auteure. Réparer les vivants fut le roman le plus souvent cité.

Une des participantes aborde l’adaptation à l’écran de ce roman et demande à Maylis de Kerangal de quelle façon elle est intervenue dans la réalisation du film. En fait, comme Maylis nous l’explique, lorsqu’un écrivain signe un contrat de cessions avec l’éditeur, il cède à l’éditeur les droits d’exploitation de son texte, ce qui vaut pour le livre mais aussi pour une éventuelle adaptation au cinéma et au théâtre (sachant que l’auteur peut ne pas signer certaines cessions). De ce fait, on ne peut à la fois vendre les droits à un producteur et en même temps vouloir intervenir dans la réalisation à la place du réalisateur.
C’est toujours une joie pour Maylis que son travail intéresse quelqu’un d’autre qui va s’approprier l’oeuvre à sa manière. C’est intéressant du point de vue artistique et intellectuel.
Lors du projet d’adaptation de Réparer les vivants, elle a été tentée de s’associer au film, mais s’est vite rendue compte que c’était impossible, ce n’était pas une bonne position, ni pour elle, ni pour la réalisatrice Katell Quillévéré. Ce qui lui a semblé important, c’est d’établir une relation avec les gens qui faisaient le film. Elle a pu manifester son approbation, mais aussi ses divergences. Elle a tenu à les conduire au Havre où elle est née et où se passe l’histoire et leur faire connaître des gens. C’est là que le film a été tourné…
Ce qui fait que lors de la sortie du film, chacun a pu exprimer sans heurts, sincèrement, sa perception des choses. Le film l’a émue sans lever le désaccord de fond avec Katell Quillévéré sur la manière de voir l’oeuvre. Pour elle, il s’agit de l’histoire d’un don dont le héros demeure Simon Lingre. Pour la réalisatrice, c’est avant tout l’histoire d’une femme qui va être sauvée. « Personne ne lit les choses de la même manière. »

©Sébastien Perchec/Lire en Poche 2018

L’auteure fait ensuite allusion aux adaptations théâtrales de la même œuvre, mais au théâtre les différences d’interprétation se font moins sentir. L’intérêt, c’est le montage, c’est ce que privilégie le metteur en scène lors des coupes.
Puis elle ajoute quelques mots sur un autre film, tourné à partir de son roman Corniche Kennedy par Dominique Cabrera dont les efforts pour restituer le lieu, l’esprit des jeunes plongeurs, leur énergie et la lumière de Marseille ont rendu l’adaptation très émouvante.

Toujours concernant Réparer les vivants, une question sur ce qui lui a donné l’idée de cette thématique. En 2007, Maylis de Kerangal a écrit un petit texte intitulé Coeur de nageur pour cœur de femme compatible pour les dix ans de Verticales, sa maison d’édition. L’histoire d’une transplantation cardiaque.

Par ailleurs, après Naissance d’un pont, elle avait envie d’écrire quelque chose sur la préhistoire. Mais la mort brutale d’un proche a interrompu ce projet et, finalement, elle a repris son texte de 2007, mais en écrivant tout à fait autre chose. Il s’agissait de donner forme à l’expérience intime de la mort qu’elle avait vécue. Toutefois, l’expérience intime n’a pas donné un récit intime. Le roman fut écrit de juillet 2012 à juillet 2013, date de la disparition d’une autre personne dont elle savait qu’elle allait mourir pendant qu’elle écrivait ce livre.
L’auteure ne fait pas d’autofiction, mais trouve une histoire qui constitue la médiation de ce qu’elle a vécu.

Petit-déjeuner avec Maylis de Kerangal, Lire en Poche 2018
©Sébastien Perchec/Lire en Poche 2018

Qu’en est-il pour Naissance d’un pont ? Il n’y a pas dans le roman d’enjeu écologique. C’est un roman qui traduit une inquiétude concernant la mondialisation qui s’insinue dans tout espace.
Le personnage de l’ingénieur renvoie à des figures de sa parentèle. Elle a grandi dans un lieu matriciel pour l’écriture, Le Havre, qui est une zone de contact mais aussi un estuaire qui a vu la construction de grands ponts. Elle a suivi l’évolution des chantiers lorsqu’elle était petite. Et cela fait partie de ce qui a peuplé son imaginaire d’enfant. Ainsi, les motifs autobiographiques sont-ils présents de cette façon dans ce livre.

Une question concernant le style bien particulier de Maylis de Kerangal est ensuite posée :  « Y a-t-il des choses que vous travaillez énormément ? Votre style me fait penser à celui d’Annie Ernaux. » dit une participante.

L’auteure pense au contraire que les styles sont très différents. Ce qu’elles ont en commun, Annie Ernaux et elle : « leur style est la traduction de leur tempérament. »

En ce qui concerne sa propre écriture, l’auteure peut témoigner de sa pratique, mais n’est pas par là à même de juger de son style. Elle écrit en une fois : c’est un travail très mobilisant et elle ne pourrait pas le faire en deux fois. Le texte émerge dans un temps très lent, 10 lignes par 10 lignes. Tant que ça ne va pas, elle n’avance pas plus.

Elle connaît sa fragilité : l’excès de lyrisme, d’engagement, ce qui rend ensuite les coupes nécessaires. Les répétitions lui sont insupportables, elle travaille beaucoup sur la ponctuation, sur l’amorce du paragraphe. Avant tout, Maylis de Kerangal recherche la beauté dont pourtant elle ne parle jamais. On est sur l’esthétique de la longue phrase. Son style est plus baroque que celui d’Annie Ernaux qui est une auteure de la retenue alors que paradoxalement ses écrits sont faits de récits personnels.

Maylis de Kerangal a du mal avec le récit de soi ( violence, sexualité, relations inter-familiales). Dire qui elle est passe par la fiction, mais aussi par le style. « Le style est le grain de la voix. Mon style est très visible, bien que très travaillé. » Pour elle, au fond, tout se passe dans la langue et l’élaboration d’un style qui reflète sa personnalité demande du travail.

Les trente minutes sont écoulées, mais l’auteure ne demande qu’à continuer…

Une personne du groupe qui a eu l’occasion d’écouter Jérôme Ferrari parler de son travail rapporte qu’il éprouve toujours une grande angoisse, avant de commencer un livre, à l’idée de reproduire les mêmes caractéristiques propres à son style. « Les tics, c’est pas terrible, s’exclame l’auteur. Je vois les miens ! » Elle aime raconter et l’ordonnancement temporel est très important pour elle, elle sait qu’elle abuse des après quoi, mais après quoi cheville son texte et l’auteure peut y assurer sa prise, se réassurer.

Son dernier livre, Un monde à portée de main, l’a éclairée sur une pratique à laquelle elle réfléchit beaucoup. Elle s’empare dans ses livres de mondes sociaux et professionnels, de cultures qui lui sont étrangers et pourtant dans chacun de ses livres c’est le même mouvement. « Qu’est-ce que ça veut dire d’écrire sur la peinture sans avoir tenu un pinceau ? » Couleurs, cultures, matériaux différents, c’est l’illusion d’avoir écrit un livre différent des précédents. Mais que ce soit la peinture en décor, la construction d’un pont, c’est la même façon d’aller capter des éléments qui se ressemblent. Cela vaut aussi pour les personnages : le même type d’homme apparaît toujours dans ses romans, des types massifs, taiseux.

« L’imaginaire des gens, pense-t-elle, c’est leur style. » Il serait artificiel d’aller contre son style, contre son imaginaire et même ses tics. En termes de tics, tous les auteurs écrivent avec leur imaginaire. « Ne pas affirmer son imaginaire, c’est ça qui serait grave et conduirait à la banalisation des thèmes. » En tant qu’écrivain, il faut faire attention à rendre compte de soi, sans se fondre dans les imaginaires des uns et des autres. Quand c’est le cas, c’est souvent quand l’écrivain traite de sujets anti-littéraires.

La banalité fait peur à Maylis de Kerangal et elle apprécie que lui viennent des sujets qu’elle peut prendre à contre-pied. Elle a par exemple, dans son dernier livre, abordé la peinture par une pratique aussi dépréciée que la copie. Ce qui l’intéresse, chez les artistes, c’est justement la pratique.

Le temps presse, mais l’auteur tient à répondre à toutes les questions.

Sa vision du monde est plutôt positive, son travail est porté par l’énergie, elle ne produit pas de textes déprimés. Dans Réparer les vivants, il y a des passages assez violents, mais pourtant il y a de la vie.

Une participante avance que certains lecteurs n’ont pas toujours leur compte d’émotion en lisant ses romans. Qu’en pense-t-elle ? Cela l’étonne car elle a reçu de très nombreuses lettres de personnes très émues à la lecture de Réparer les vivants. Certes, l’émotion est moindre dans Naissance d’un pont car la technique ne dégage pas d’émotion et pourtant des ingénieurs l’ont remerciée « d’avoir fait d’eux des humains. »

« Le livre est singulier pour chacun, conclut-elle, je peux concevoir qu’on peut ne pas être ému. »

La demi-heure était dépassée depuis longtemps. De tous côtés, on réclamait l’auteure que nous avons chaleureusement remerciée pour sa grande disponibilité.

Marie-France, 28 novembre 2018

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