Nous avons toujours vécu au château

Nous avons toujours vécu au château est un roman insolite dont « l’inquiétante étrangeté » m’a immédiatement captivée. Shirley Jackson, spécialiste du roman fantastique, l’a écrit en 1965.

D’emblée, le lecteur est plongé dans une atmosphère étrange, quelque peu anxiogène. On y voit la jeune narratrice, Mary Katherine Blackwood, effectuer sa sortie hebdomadaire au village pour se ravitailler à l’épicerie. Elle est en butte à l’hostilité plus ou moins déclarée des gens du village. Mais sa condition sociale ( très assumée par ailleurs) – elle est issue d’une famille de hobereaux et habite le manoir qui jouxte le village – peut-elle à elle seule expliquer certaines remarques ? En tout cas, la demoiselle n’est pas dépourvue d’imagination et sait opposer à l’inimitié des villageois un masque imperturbable sans rien dévoiler des sentiments violents qui l’animent.

Mary Katherine, dite Merricat, vit seule dans le manoir familial avec un vieil oncle impotent et sa soeur aînée Constance qui, pour une raison obscure, ne quitte jamais les limites de la propriété. Elle semble motivée par une seule passion : utiliser les produits du potager et les innombrables conserves faites maison pour mitonner de façon compulsive des plats savoureux qu’apprécient grandement son oncle et sa soeur.

C’est la personnalité de la narratrice qui retient le plus l’attention. D’emblée, la présentation qu’elle fait de sa personne a de quoi intriguer le lecteur :

J’ai dix huit ans et je vis avec ma soeur Constance. J’ai souvent pensé qu’avec un peu de chance, j’aurais pu naître loup-garou, car à ma main droite comme à la gauche, l’index est aussi long que le majeur, mais j’ai dû me contenter de ce que j’avais. Je n’aime pas me laver, je n’aime pas les chiens, et je n’aime pas le bruitJ’aime bien ma soeur Constance, et Richard Plantagenêt, et l’amanite phalloïde, le champignon qu’on appelle le calice de la mort. Tous les autres membres de ma famille sont décédés.

Toujours suivie de son fidèle compagnon, le chat Jonas, elle évolue dans le parc, se ressource dans la nature qui nourrit son imaginaire. Des interdits jalonnent son existence que des rites conjuratoires protègent des dangers. Les réflexions malicieuses qu’elle lance comme autant de maléfices sont censés réduire les importuns à l’impuissance. Qui est-elle vraiment ? Une gamine effrontée et narquoise qui s’amuse comme elle peut ? Ou bien est-elle en proie à une folie qu’elle s’efforce d’ordonner ? Tout comme Constance, elle ne peut se sentir bien qu’à l’intérieur de la propriété et du château. Toute visite est vécue comme une intrusion et fait monter la pression.

Quant au vieil homme, il essaie de manière obsessionnelle de fixer par écrit les détails d’un repas familial, vieux de six ans, à la suite duquel toute la famille – hormis les deux soeurs – a succombé à un empoisonnement et où lui-même a laissé sa santé.

C’est ainsi que se déroule la vie au château, scandée par des activités et des échanges immuables; les pièces du manoir sont rigoureusement entretenues et les soeurs veillent à ce que tout reste dans le même état qu’il y a six ans. Paradoxalement, les échanges tournent constamment autour des plaisirs gustatifs et odorants que leur procure la cuisine de Constance et qui contribuent à la sérénité des rescapés.

Les étranges habitants du manoir trouvent ainsi une harmonie dans le présent tout en évoquant le passé à mots feutrés.

Alors que s’est-il passé il y a six ans ? Il n’est pas vraiment question de meurtres, il y a eu empoisonnement, peut-être accidentel, une enquête officielle a suivi mais elle s’est soldée par un non-lieu

Pas d’enquête donc dans ce roman, pas de détective à la Hercule Poirot. Mais l’ordre harmonieux de cette vie recèle un non-dit qui unit les trois reclus dans une sorte de complicité qui ne dit pas son nom. Et le lecteur n’est pas vraiment dupe, il fait son curieux et approche la réalité par petites touches, comme par mégarde… parfois renvoyé à la case départ par une réflexion incongrue de l’un des habitants du manoir.

L’arrivée d’un quatrième personnage va troubler le bel ordonnancement qui régit la vie au manoir. Le ver est dans le fruit et tout s’emballe, la paranoïa va crescendo, jusqu’à la catastrophe finale. Dans le village, la haine de l’autre, si différent de soi, se déchaîne. Et pourtant, rien n’est anéanti : envahi par le lierre, ses ouvertures barricadées, le manoir acquiert une autre force, celle du surnaturel.

Ce roman m’a maintes fois rappelé un autre roman fantastique Le tour d’écrou de Henry James.

Comme dans Le tour d’écrou, le lecteur, fidèle auditeur de la narratrice, est ballotté entre explication rationnelle et intrusion du surnaturel. La réalité y dépasse parfois l’entendement et se teinte de fantastique ?

Alors comment doit-on comprendre la situation ? se demande le lecteur perplexe. Il y pense, y repense et peut-être relit-il l’ouvrage. La romancière l’a tout simplement pris dans ses rets !

Marie-France, 25 mars 2018.

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