Dans la mer vivante des rêves éveillés, de Richard Flanagan 

Tasmanie, Australie, aujourd’hui.

Une femme, Anna, et ses deux frères se retrouvent auprès de leur mère, victime d’un AVC. Autour d’eux le monde brule, leur île est dévorée par le feu, le ciel est devenu ocre, l’air empeste la suie. 

La maladie d’une vieille femme, d’une part, la disparition dans les flammes de milliers d’hectares de forêt et de millions d’animaux, d’autre part : deux événements, deux urgences bien réelles mais pour Anna et ses frères l’une éclipsera l’autre et sera au centre de leur vie plusieurs mois durant. Jusqu’où aller pour repousser la mort d’une mère ? Chacun des trois membres de cette fratrie devra prendre position, chacun devra aussi négocier avec le souvenir refoulé de la mort d’un grand frère lorsqu’ils étaient encore très jeunes. Chacun devra affronter sa propre peur de la mort et de la perte. 

Richard Flanagan nous livre un récit efficace, tendu, prenant, aux accents fantastiques. Alors que sa mère laisse peu à peu filer sa vie, Anna ne voit-elle pas disparaître un à un des morceaux de son propre corps ? Un doigt, puis un genou, un sein deviennent invisibles sans que personne ne s’en rende compte ou ne veuille le voir. Au lent effacement d’un corps, répond l’indifférence.

Ce roman est un cri. Un cri d’alerte car ce récit bouleversant réussit à nous faire comprendre ce qui est à l’œuvre dans nos sociétés : la disparition du monde réel dans l’indifférence et les flammes (ou sous le béton, sous le plastique, etc.), et l’avènement d’un monde virtuel, ce refuge à portée de doigt, un scroll sur Insta et puis s’en va, pour fuir et déserter l’action. Le langage lui-même est perverti et ne sert plus à dire le monde : les mots de la finance, du management et de la technologie en s’insinuant dans nos vies font disparaitre le réel derrière un écran de fumée.

Un monde qui brûlait et rien pour le ressusciter. Il était possible de ne rien ressentir il était nécessaire de ne rien ressentir, les sites d’information et les réseaux sociaux ne vous faisaient absolument rien ressentir : elle ne pouvait rien faire elle ne ferait rien. Très bien. Rien, à part maintenir sa mère en vie alors que tout mourait.
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Le Dernier Rêve de la raison

Dans le cœur d’Ilya Ilyassov, le vendeur de poisson tatare, deux êtres cohabitent : Aïza la belle Tatare, et un silure, immense poisson de rivière que le vieil homme abrite dans un aquarium sous son comptoir, au magasin collectif. Mais son amoureuse s’est noyée il y a 50 ans, et son ami aquatique vient d’être tué par un collègue alcoolique. Ce meurtre imbécile sera le déclencheur d’une première métamorphose d’Ilya en poisson, qui sera suivie de nombreuses autres.

Au centre de ce récit à la folie salutaire, l’Amour. Un amour qui ne veut rien céder à la mort et qui dans son désir fou d’exister, entraîne réincarnations et multiples enfantements.

Ancré dans la Russie d’aujourd’hui, rude pour les hommes et brutale avec son environnement, sur fond de bâtiments tristes, de dépotoirs et d’étangs où l’on espère encore trouver de la vie, ce roman s’inscrit dans la tradition du réalisme fantastique. On y découvre des humains englués dans une société aux règles et habitudes délétères. L’auteur, Dmitri Lipskerov, n’épargne ni les médecins, ni les policiers, ni les journalistes, ni aucun de ceux qui obéissent sans mettre la distance nécessaire entre les ordres qu’on leur donne et leurs propres actes. Dans Le Dernier Rêve de la raison, la nature semble se venger de tant de bêtise et de soumission en provoquant des événements tour à tour merveilleux et cauchemardesques, mais toujours surprenants pour le lecteur.

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Poissons rouges et autres bêtes féroces

Le titre du recueil de nouvelles d’Ella Balaert publié aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque, accroche, suscite des interrogations. Le livre, une fois que j’en ai commencé la lecture, n’a pas déçu un instant ma curiosité : je suis entrée dans un monde merveilleux dans lequel réel et surnaturel s’entrelacent subtilement.

Les dix-sept nouvelles sont toutes dotées d’un titre qui désigne un animal. C’est ainsi qu’on y rencontre des poissons rouges, une araignée, un faucon, un vieux matou, des chiens et même une amibe et bien d’autres représentants du règne animal dont la valeur symbolique révèle de manière féroce et parfois malicieuse le versant obscur de l’âme humaine, ses pulsions secrètes, les conflits impitoyables qui opposent les hommes aux femmes, les puissants aux faibles, les adultes aux enfants…

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Les revenants de Laura Kasischke

« La scène de l’accident était exempte de sang et empreinte d’une grande beauté.
Telle fut la première pensée qui vient à l’esprit de Shelly au moment où elle arrêtait sa voiture. 
Une grande beauté. 
La pleine lune était accrochée dans la ramure humide et nue d’un frêne. L’astre déversait ses rayons sur la fille, dont les cheveux blonds étaient déployés en éventail autour du visage. Elle gisait sur le côté, jambes jointes, genoux fléchis. »

Les revenants de Laura KasischkeProfesseur de musique à l’université, Shelly est le seul témoin d’un accident de voiture impliquant deux jeunes gens, Craig et Nicole. A l’arrivée des secours, elle laisse derrière elle les deux accidentés, miraculeusement vivants.
Or le lendemain, en lisant l’article consacré à l’accident dans la presse locale, Shelly apprend avec stupeur que Nicole est morte dans une mare de sang, et que Craig s’est enfui.
Que s’est-il réellement passé ce soir-là ? Pourquoi personne ne veut prendre en compte le témoignage de Shelly ?

Ce roman a pour décor le campus d’une université du Midwest américain, microcosme puritain et élitiste, où professeurs, étudiants et quelques fantômes se côtoient, chacun transportant ses problèmes, ses névroses et ses croyances.

Car Laura Kasischke aime gratter le vernis de l’apparence : reflet de la société dans son ensemble, ce campus universitaire est le décor de bien des secrets inavouables, à commencer par ceux que cache la pure et sage Nicole… 

Un thriller teinté de fantastique… et une subtile analyse de la société américaine.

Marisa, 21 mars 2020