Décidément, la romancière américaine Joyce Carol Oates m’impressionne par l’abondance et la qualité de sa production littéraire. J’avais à peine terminé la lecture de Carthage (2015) que Daddy love (avril 2016) trouvait déjà sa place sur la table des libraires, suivi dès octobre 2016 par Sacrifice. Les phénomènes sociaux américains dans lesquels son œuvre s’enracine n’ont pas fini de d’inspirer la romancière…
Faisons une petite pause avec Sacrifice. Dans une usine désaffectée d’un quartier pauvre du New Jersey, une jeune noire de quatorze ans est découverte ligotée, baignant dans son sang, le corps couvert d’excréments et d’injures racistes, « abandonnée à la mort ». A l’hôpital, la jeune fille désigne les coupables : des flics blancs qui l’ont enlevée et violée.
Inspirée d’un fait divers, cette affaire sordide exacerbe les tensions raciales toujours prêtes à se manifester. Elle est rapidement récupérée par un pasteur noir sans scrupules et son frère, avocat, défenseur des droits civiques de la communauté noire. Leur entreprise s’accompagne d’un battage médiatique sans précédent. Mais une autre organisation religieuse, le Royaume de l’Islam, encore plus dangereuse, intervient, avide de recueillir sa part de bénéfices et de notoriété en se revendiquant de la justice divine.
Que s’est-il vraiment passé ? Dès le début, la romancière laisse planer le doute sur le bien fondé des accusations de Sybilla, la jeune fille. Le comportement de la mère, Edna, qui cherche à soustraire sa fille aux premiers examens des urgences et aux enquêteurs semble illogique. Que cache le silence de Sybilla ? Apparemment, personne ne le sait, mais qui s’en soucie vraiment ? « La fille, c’est la négritude violée, méprisée et avilie. La fille est la victime noire parfaite. » dit le révérend à son frère, tentant d’obtenir son aide juridique dans la « croisade » qu’il veut mener contre les blancs.
Dans la manière dont cette histoire est traitée, nulle trace de rhétorique manichéenne qui opposerait les Blancs et les Noirs, le Mal et le Bien. Ce serait mal connaître la romancière, si habile à faire émerger derrière le caractère implacable des faits une réalité d’une complexité redoutable et dérangeante. Cette réalité affleure par petites touches, un peu comme dans un roman policier, par le biais des protagonistes : un médecin des urgences, l’enquêtrice latino, la victime, sa mère, des personnes de la famille et tous les autres. Leurs réflexions éclairent le lecteur petit à petit en l’entraînant dans les multiples méandres de l’âme individuelle et collective.
Dans Sacrifice la domination est clairement du côté blanc. Elle conditionne le ressenti de la communauté noire qui vivote tout en bas de l’échelle sociale et est soumise aux harcèlements policiers.
Cependant le roman va bien au-delà de la dénonciation des discriminations et tensions spécifiquement raciales. Il met en lumière d’autres mécanismes à l’œuvre dans toute société et qui s’exercent en termes de pouvoir et d’oppression dans toutes les sphères de la vie collective et privée : pouvoir social, culturel, hiérarchique, sexuel et familial, pouvoir de l’argent. Aucun des personnages n’y échappe.
Sacrifice laisse le lecteur abasourdi par la complexité du conditionnement qui régit la vie de chaque individu dans la société. Presque tous les protagonistes nous font l’effet d’être livrés pieds et poings liés à différents déterminismes : l’individu est à l’intersection des axes de pouvoir et d’oppression, sociaux et familiaux.
Ainsi les personnages de Sacrifice sont-ils presque tous des victimes, mais en même temps ils ont tous leur part d’ombre, qu’ils soient blancs ou noirs, ils ont tous une responsabilité dans ce qui arrive.
Pas facile de savoir où est la vérité, surtout quand tout est prétexte à machination, qu’elle soit ourdie en toute connaissance de cause ou décidée sous l’emprise de la peur et de la culpabilité. Pas facile alors de fixer clairement la limite entre innocence et culpabilité, de déterminer ce qui est juste ou injuste, ce qui mérite châtiment. Le lecteur est plongé dans un univers très noir et quel que peu désespérant.
Mais l’intention de Joyce Carol Oates n’est-elle pas de lui faire comprendre les mécanismes qui constituent la base des relations publiques et privées ? Elle tente de le rendre plus clairvoyant et lucide sur la réalité qui l’entoure, de susciter en lui un esprit critique, lui garantissant ce faisant un espace de liberté où il pourra élaborer son jugement.
Marie-France, 7 février 2017