Devenir Carver

rodolphe-barry-devenir-carver-liseuses-de-bordeauxDisparu en 1988 à l’âge de 50 ans, Raymond Carver est l’un des plus grands écrivains américains du 20ème siècle. A sa mort, en août 1988, le Sunday Times titrait « Le Tchekhov américain est mort ».

En janvier 2014, Rodolphe Barry publie aux éditions Finitude un ouvrage sur la vie de Raymond Carver, Devenir Carver. L’occasion pour nous de lui poser quelques questions…

Charles Juliet vous a conseillé la lecture de Raymond Carver. Que vous a-t-il dit pour vous convaincre de le lire ?
À vrai dire, il n’a pas eu besoin de me convaincre. J’ai toute confiance dans son jugement, je connais son exigence. Nous sommes amis et il a souhaité partager son expérience, sûr que cette lecture me serait des plus utiles. Il se trouve que sa conception de l’écriture rejoint celle de Raymond Carver sur les points essentiels. Dans le recueil Les Feux, se trouve un essai intitulé De l’écriture qui est une véritable bible que celui qui serait tenté d’écrire devrait lire et méditer. Dans ce texte, tout me semble familier et évident. Pour Carver, l’œuvre et la vie sont l’expression d’une seule et même aventure, ce qui est le cas des écrivains les plus authentiques. Ce livre – comme toute l’œuvre de Raymond Carver – m’a beaucoup apporté et appris. Quand on a 20 ans, qu’on commence à écrire, être soutenu et guidé de la sorte est une aide précieuse.

Devenir Carver se situe à mi-chemin entre la biographie et le roman. Pourquoi avoir choisi ce procédé ?
Je ne suis ni biographe ni essayiste. Et chaque vie est un roman à traduire, non ? En fait, la question de genre m’est étrangère. Devenir Carver est une évocation personnelle de l’auteur de Parlez-moi d’amour. Le défi était d’écrire un livre non pas «sur» Carver, mais «avec» Carver. Je l’ai suivi de près depuis son enfance jusqu’à son dernier instant comme on filmerait un acteur caméra à l’épaule. J’ai tenté de saisir le souffle de sa vie en direct. Je voulais qu’on entende sa voix, qu’on sente sa présence et qu’on partage avec lui ce qu’il ressentait, douleur, colère et bonheur compris. Aux États-Unis, il existe un terme pour ce genre de livre : «non fiction novel», je crois que Truman Capote est le premier à l’avoir utilisé. Il s’agit utiliser les ressources et les techniques du roman pour raconter des faits réels. Dans ce livre, tous les personnages existent ou ont existé, tous les événements, toutes les dates, tous les lieux sont vérifiés, même si encore une fois, il s’agit d’une évocation personnelle, de visions intimes.

R. Barry © Editions Finitude
R. Barry © Éditions Finitude

Raymond Carver n’a laissé aucun journal, aucune note. Sur la base de quelle documentation avez-vous écrit votre livre ?
Il existait très peu d’informations en français. J’ai dû me tourner vers les États-Unis d’où j’ai fait venir tout ce qui pouvait m’apprendre quelque chose. À la manière d’un détective, je suis parti sur ses traces, devant recouper des renseignements erronés ou certaines inexactitudes. Bien sûr, les écrits de Carver sont en partie autobiographiques, mais en partie seulement. Il m’a fallu démêler la part de fiction et celle du vécu. Si j’ai pu écrire ce texte, c’est parce que je me suis senti «connecté» à cet homme. J’ai l’impression de le comprendre.

En 2007, Tess Gallagher, la veuve de Carver, a souhaité publier une nouvelle traduction des œuvres de son mari, plus proche des manuscrits originaux. Il s’agissait pour elle, je cite, de « restaurer l’héritage de Carver ». Cette réédition posthume rend-elle justice à son travail d’écrivain ?  Raymond Carver l’aurait-il souhaité ?
Qui peut le dire aujourd’hui ? Certains ont applaudi, d’autres ont regretté cette parution posthume. Il se trouve que je parlais de cette affaire hier même avec Philippe Djian, grand admirateur de Carver. Eh bien la parution de ces inédits lui a causé une véritable déception, peut-être l’a-t-il vécu comme une trahison ! Il me paraît difficile d’être catégorique. Quoi qu’il en soit, Carver a véritablement souffert des interventions de Gordon Lish [son éditeur] sur ses nouvelles. Ce fut une sale période pour lui, de dépression, d’épuisement… Il ne dormait plus, c’est sa chair qu’on charcutait, c’est au meilleur de lui-même qu’on s’en prenait… En despote pervers, Lish jouait avec ses nerfs, au point de le rendre dingue et je crois que Ray a été déçu sur le plan humain. Ses nouvelles sont plus riches, plus «généreuses» dans sa version, bien plus longues aussi. Sans doute, l’idéal aurait été une collaboration harmonieuse… Mais Lish – qui avait un œil et une oreille remarquables – voulait démontrer son pouvoir, son emprise…

De nombreux écrivains contemporains citent Carver et s’en réfèrent à lui, à commencer par Haruki Murakami qui le considère comme son mentor. Pourtant, il est difficile de trouver des héritiers à Carver. Comment l’expliquez-vous ?
Je ne crois pas trop aux «héritiers». Chaque année les critiques annoncent l’emmergence de «dignes héritiers» ou de «fils spirituels» d’Hemingway, de Faulkner ou de Carver… Tous ça a plus à voir avec la publicité qu’avec la littérature. Chaque grand écrivain crée un monde unique. C’est le cas de Carver. Sa vision du monde est unique tout comme sa façon de l’exprimer. Ce qui fait qu’on peut lire une page au hasard de Beckett, de Marguerite Duras, de Cormac McCarthy comme de Céline et savoir immédiatement à qui on a à faire. Beaucoup d’écrivains, dont certains français comme Philippe Djian, Éric Holder, Olivier Adam ou Annie Ernaux admirent l’œuvre de Ray et peut-être même revendiquent-ils son influence, mais un écrivain digne de ce nom doit s’efforcer de créer ce qu’il est le seul à pouvoir créer. Peter Handke a dit à peu près ceci : chaque grand écrivain barre le chemin à un autre afin que celui-ci trouve sa voie. Ce qui est beau chez Ray Carver, c’est que le caractère à la fois universel et humaniste de son œuvre. Prenez n’importe laquelle de ses nouvelles, ouvrez un recueil de ses poèmes au hasard, vous percevrez un écho de votre propre vie.

Si Carver avait vécu plus longtemps, pensez-vous qu’il aurait écrit un roman ?
Il a essayé, en vain… Tout le monde le poussait à écrire un roman, sa femme, son éditeur, comme si la consécration passait par l’écriture d’un roman. Il a donc commencé «Les cahiers d’Augustine» mais au bout de trois semaines, il a commencé à s’ennuyer et à reconnaître de façon très honnête qu’il n’était pas fait pour cette «distance». À la course de fond, il préférait le 100 mètres. À vrai dire, l’idée de passer trois ans sur un roman qui se révèle au final moyen ou seulement «bon» lui faisait peur. Il se consolait en disant qu’une excellente nouvelle vaut mieux que douze mauvais romans, et qu’après tout, Tchekhov, son auteur préféré, n’avait pas écrit de roman non plus. Je crois par contre, que s’il en avait eu le temps, il aurait écrit des nouvelles plus longues, des «novellas».

De quel recueil de Raymond Carver conseilleriez-vous la lecture pour aborder son œuvre ?
Les feux est le recueil idéal pour découvrir son univers. Il rassemble des nouvelles, des poèmes, des essais ainsi qu’un texte magnifique initulé La vie de mon père et une interview dans laquelle il revient sur tout son parcours. Je tiens à signaler qu’un recueil d’entretiens inédits : Grandir et durer – conversations with Raymond Carver – va paraître en octobre. Il s’agit d’un document passionnant pour quiconque voudrait découvrir Carver ou mieux le connaître. J’ajoute que ce recueil qui se lit comme un roman est remarquablement traduit par une jeune traductrice, Fanny Wallendorf.

Vous vous intéressez actuellement au romancier James Agee. Pouvez-vous nous en dire plus ?
J’ai commencé à retracer le parcours de l’écrivain américain James Agee, l’auteur de Louons maintenant les grands hommes et d’Une mort dans la famille. Le projet est fort différent, même il s’agit encore une fois de s’emparer d’une vie sous haute-tension, d’une «quête de l’absolu».

Propos recueillis par Marisa, 15/09/2014

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