La fille parfaite, de Nathalie Azoulai

Qui est cette fille parfaite dont il est question dans le titre du dernier roman de Nathalie Azoulai, La fille parfaite publié chez POL ?
Si on doit choisir entre les deux héroïnes du roman, on pense tout de suite à Adèle, jeune fille curieuse de tout, surdouée et brillante que son père a formée et dirigée de manière inexorable vers des études de mathématiques. Adèle connaît une carrière remarquable, de rang international, couronnée de nombreuses récompenses. Elle s’est mariée jeune, a un fils de dix ans qu’elle aime avec passion.
Alors pourquoi, dès les premières pages du livre, se suicide-t-elle par pendaison à quarante six ans, au faîte de sa gloire ?
C’est ce que va chercher à comprendre l’autre héroïne du récit, Rachel, l’amie d’Adèle depuis le collège, toute aussi brillante et volontaire, mais dans un autre domaine : la littérature. Elle est aujourd’hui, agrégée de lettres et écrivaine reconnue. Cependant, à la mort d’Adèle, Rachel, assommée par ce drame, se sent en même temps bizarrement délestée. J’étais triste, mais j’étais débarrassée pense-t-elle , se remémorant l’enterrement de l’amie de toute une vie. Le livre est conçu comme une enquête, menée par Rachel, dans un va-et-vient constant entre présent et passé. Elle va revivre les différents épisodes de leur amitié, fouiller ses zones d’ombre.

Les amitiés, c’est comme les crashs aériens, on n’en retrouve pas toujours les boîtes noires, sauf peut-être quand elles s’ouvrent d’elles-mêmes au chevet de l’un des deux amis quand il meurt, mais dans notre cas, de chevet, il n’y en a pas eu. Sa recherche de la vérité sera à la fois une quête de souvenirs mâtinée d’introspection.

Le roman est l’histoire de cette longue et tumultueuse amitié faite d’admiration, de complicité, de petites bouderies, sous-tendue par l’émulation et la compétition.

La plupart des gens nient qu’ils sont compétitifs ou même seulement rivaux, mais nous, on l’assumait
avec le sentiment d’être dans le vrai, le seul vrai qui vaille.

Cette rivalité va les conduire à l’excellence, chacune dans un domaine issu d’un déterminisme familial bien marqué : le père d’Adèle ne reconnaissant que les maths, leur rigueur et leur pouvoir sur le monde tandis que la famille bourgeoise de Rachel évolue depuis des générations parmi les grands esprits de l’art et de la littérature. Dans l’euphorie de leur complémentarité, dans leurs joutes intellectuelles, les deux adolescentes vont connaître des moments de fusion :

Nous n’étions plus deux individus distincts, mais une seule substance en fusion, ni homme ni femme, une substance humaine… pour trouver ce qu’était la beauté.

Très tôt, les deux lycéennes ont conclu un deal : conquérir le territoire d’en face, l’autre partie du monde. Leur rêve est de couvrir tout le spectre de la connaissance, en faire tellement le tour qu’à la fin, ça se rejoint en un point.
Mais cette relation passionnelle est ressentie de manière asymétrique : malgré ses diplômes et plus tard son statut d’écrivain, Rachel est renvoyée constamment à elle-même par la perfection de son amie ; elle doute d’elle-même, de ses relations amicales et professionnelles, elle se sent mise à l’écart d’un monde réservé à des élus. Elle est un ver de terre à côté d’une étoile.

Le problème, c’est que si elle pouvait discuter de mes sujets, moi , je ne pouvais pas discuter des siens (..). Cette asymétrie était ma croix.

Le roman est structuré par la vieille opposition entre sciences et littérature. C’est une confrontation entre deux mondes qui dépasse le simple choix d’un cursus universitaire. Chaque univers modèle en effet à sa manière l’intelligence, le mode de pensée et par là-même toute l’existence et les choix de vie. Faire des maths, pour Adèle, c’est parler la langue du monde.

L’art, la littérature, c’était ce ciel couvert que fend l’avion qui monte, et la science, ce ciel toujours radieux où il file ensuite au dessus du monde.

Mais alors, se demande Rachel, pourquoi cette amitié a-t-elle perduré en dépit de toutes les différences ? Il est vrai que leur amitié a connu des éclipses plus ou moins longues. Chacune a construit sa vie d’adulte loin de l’autre ; à chaque fois les retrouvailles étaient pour Rachel une aventure heureuse, mais elles signifiaient aussi pour elle une sortie de sa zone de confort. : (…) on avait une amitié cyclique où trop de proximité occasionnait une surchauffe. Et Rachel de reconnaître que c’est aussi de cette émulation dont elle avait besoin : (…) il y avait en moi un désir qui refusait d’abdiquer, qui continuait à prétendre à plus d’intelligence, à plus de savoir, et Adèle me manquait.
Et la cruelle conclusion :

Nous avions rempli le contrat, le deal qui nous liait, à nous deux sciences et lettres, les filles parfaites, et pourtant sous cette réussite exemplaire, nous restions inertes.

Concernant Adèle, son ressenti et les causes de sa mort, le lecteur peut suivre quelques pistes mais il n’aura pas, noir sur blanc, la clé de l’énigme. Les zones d’ombre d’Adèle nous demeurent lointaines, même si sa prise de parole à l’anniversaire du père de Rachel nous fait approcher la solitude de son voyage dans l’abstraction, la difficulté immense de ses choix de vie. Au lecteur de se pencher sur les ambiguïtés du personnage d’Adèle et de réécrire son histoire ; ce qu’il ne manquera pas de faire… et qui marque la réussite du roman.

J’ai trouvé ce livre passionnant : l’histoire est bien structurée malgré les nombreux retours en arrière et on peut y apprécier toute la finesse d’analyse de l’autrice. Les réflexions de Rachel, les anecdotes qui surgissent dans son esprit sont exprimées dans une langue fluide qui mêle avec succès l’érudition et la quotidienneté.

J’avais besoin d’un rapport plus corsé, moins dupe, j’aspirais à une littérature qui, comme la science, montre ses muscles, nous dit Rachel. Cela vaut aussi, me semble-t-il, pour Nathalie Azoulai.

Marie-France, le 16 février 2022

La fille parfaite, Nathalie Azoulai, 2022, Editions P.O.L

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