L’Ire des Marges est une jeune maison d’édition prometteuse qui publie notamment les ouvrages de Derek Munn, écrivain d’origine anglaise établi en France depuis plusieurs années. Dans le catalogue de l’éditeur, Bérengère a choisi Le cavalier, dernier roman de Derek Munn, un livre qu’elle a beaucoup aimé, au point d’interviewer son auteur…
S’aventurer dans un livre de la maison d’édition talençaise L’Ire des Marges, c’est renouer avec la tradition de l’objet-livre. En effet, dans la collection « Majuscule », il a un dos à nu, sans couverture. Les coutures de fil rouge mettent le livre à l’état brut et créent une intimité avec son lecteur. Au toucher, vous avez déjà le plaisir de la lecture.
C’est avec Le cavalier, ouvrage de Derek Munn, que je me suis hasardée dans son catalogue. L’auteur raconte l’histoire de Jean qui décide de se faire confectionner une paire de bottes et de partir en voyage avec sa jument. Nous sommes au XIXème siècle et Jean voudrait rejoindre Paris pour rendre visite à ses enfants, maintenant adultes. C’est un récit fragmenté en soixante-quatre chapitres, comme les épisodes marquants d’une vie. Ces tableaux représentent les soixante-quatre cases d’un échiquier, jeu dont est friand le personnage principal.
L’échiquier n’est pas mon jeu favori, loin de là. Toutefois, j’ai été surprise qu’il puisse être, sous la plume de Derek Munn, la porte d’entrée sur l’intimité d’une vie. Les soixante-quatre cases sont autant de photographies figeant des souvenirs d’enfance, des regrets, des attentions pleines de tendresse ou des moments difficiles, nous interrogeant sur le sens de la vie. Cette dernière passe son chemin quoi qu’il arrive, doucement, amèrement, parfois avec hésitation.
J’ai aussi beaucoup aimé les descriptions des paysages, des émotions et des sentiments, les trois, parfois, se mêlant à la réalité, offrant, de ce fait, une écriture très poétique. La Nature ou le silence, par exemple, deviennent des peintures saisissantes qui m’ont fait frissonner car elles deviennent vivantes sous nos yeux et nous sommes happés pour leur appartenir, le temps de la lecture.
J’ai tellement aimé ce livre que j’ai souhaité poser quelques questions à Derek Munn…
Pourquoi écrire en français ? Quel a été votre cheminement ? J’ai mis longtemps à me décider à écrire en français. On dit qu’il faut grandir avec une langue et j’ai pensé que je pourrais l’utiliser comme un outil, soit tout autrement que ma langue maternelle. Ça a changé mon écriture… plusieurs publications aussi. J’ose plus avec cette langue maintenant. Dans ce livre, je supprime la conjonction de coordination « et » pour explorer des phrases plus courtes ; j’essaie de créer des images visuelles plus ou moins poétiques – même si ce n’est pas de la poésie.
Quelle a été votre inspiration pour ce livre ? Comment vous est venue l’idée du fil rouge : Jean et ses bottes ? Tous les éléments qui font une histoire, je les découvre au fur et à mesure de l’écriture… Il faut de la surprise dans l’écriture. Oui, c’est la surprise de l’écriture qui est importante, que révèlent les textes, et après je suis ce qui arrive…
Mes projets apparaissent toujours comme ça : très imagés, plein de sensations. Très spontanément, l’image qui est d’abord venue est celle du cuir, de la texture. Ensuite c’est devenu une paire de bottes qui a eu des jambes et elles se sont mises à marcher et puis il y a eu un homme. J’ai ensuite compris que ce dernier, une fois qu’il aurait retiré ses bottes, ne marcherait plus jamais… Et ensuite, j’ai inventé la vie autour de ça.
Pourquoi avoir fragmenté l’histoire de Jean ? L’ensemble, comme les 64 cases d’un échiquier, présente 64 chapitres, soit 64 moments de la vie de cet homme et pas forcément les plus importants d’ailleurs. Comme le début et la fin sont connus dès le départ, ce n’est pas chronologique. Ça avance plutôt comme la pièce du Cavalier dans une partie d’échecs. Je préfère que ce ne soit pas linéaire parce que ça me permet de créer une ambiance, d’avoir une trame narrative plutôt que de raconter réellement une histoire. Les sensations sont ce qui m’importent le plus et aussi comment, dans une vie, on peut choisir un chemin ou un autre.
Il y a beaucoup de silences dans le livre. Qu’est-ce qui vous intéresse dans le silence ? Tout vient du silence, le silence est le contexte de tout. Quand j’écris, c’est plus une façon de réfléchir sur comment on vit, comment on est présent dans la vie, que de mener une histoire à sa conclusion. Je m’intéresse à la présence de mes personnages dans cette histoire et c’est souvent dans les moments de silence qu’ils se trouvent. C’est peut-être dans le silence, le calme, qu’on se rapproche le plus de nous-mêmes. Dans l’écriture c’est comme une couleur, une touche de lumière ou d’ombre, le silence donne du relief. Il permet aussi de prendre du recul.
Dans Le cavalier, le silence du piano est le deuil, l’absence, le souvenir. C’est aussi les non-dits, les communications, les relations impossibles avec des objets, des bêtes, la nature. C’est parfois la vacuité qu’on entend derrière des mots. Enfin, dans une conversation le silence peut faire peur, il nous expose. Pouvoir partager un silence avec quelqu’un n’est pas toujours facile, il demande la confiance, la compréhension que j’imagine dans l’amitié entre Jean et Guy. Peut-être le livre est-il une invitation à partager le silence avec Jean.
Une question immense, complexe, que je n’ai sûrement pas encore épuisée !
Propos recueillis par Bérengère, 6 octobre 2018