Un drôle de titre quand même, et à mon sens un titre un peu réducteur… Je l’avoue, cela a contribué au fait que je découvre cette auteure coréenne Prix Nobel de littérature 2024 par Impossibles adieux (Prix Médicis 2023) avant de poursuivre mon exploration de son univers par ce roman-ci. Sont tour à tour convoqués, pour caractériser le style de HAN KANG, prose poétique et réalisme magique ainsi que la figure d’Haruki Murakami.
Je ne me prononcerais pas sur la comparaison avec Murakami qui à certains égards ne me semble pas si juste mais je ne résiste pas à tracer un parallèle avec son dernier roman, La cité aux murs incertains. Alors qu’il y propose une vision marquante de la frontière entre réel et irréel en disant que oui, cette frontière existe mais qu’elle est incertaine et change constamment à la façon d’un être vivant, la même image s’avère parfaitement appropriée pour résumer la conception de la frontière entre normalité et anormalité qu’Han Kang nous livre dans La végétarienne. La frontière existe certes, mais elle est ténue, labile, mouvante.
Ceci permet d’expliciter le côté faussement « réducteur » du titre car c’est bien plus que le simple arrêt de la consommation de viande par conviction ou dégoût qui se joue pour le personnage principal de ce roman, Yonghye. Yonghye arrête de consommer de la viande parce qu’elle a fait un rêve qui semble le reflet d’un traumatisme ancien, mais elle arrête aussi progressivement de parler et de porter des vêtements, modifiant ainsi peu à peu complètement son rapport au monde et aux autres.
Cette transformation nous ne la vivons pas de l’intérieur mais depuis trois points de vue : celui de son mari, de son beau-frère et de sa sœur. De ce comportement qui de gênant devient hors norme, que faire… ? Tenter de l’empêcher pour sauver les apparences, se sauver soi ou la sauver à elle, succomber à la tentation d’entrevoir ce vers quoi il fait signe et de se laisser éblouir, happer… Autant de points de vue, autant de questions douloureuses qui se réveillent pour ces trois personnages au contact de la transformation de Yonghye.
Un roman qui brise crescendo les tabous sociétaux puis la gangue fragile de la « normalité » jusqu’aux confins d’une folie qui tout à la fois dénonce l’emprise du patriarcat, des codes sociaux, d’une vision étriquée de ce que peut et doit être l’existence humaine. Ce roman dit aussi notre totale coupure d’avec la nature car c’est bien un état de nature que Yonghye veut rejoindre, nature à laquelle elle se sent profondément participer et qui la détourne de sa condition humaine tout en la rendant beaucoup plus humaine. Pour cela, elle est prête à payer le prix de toutes les incompréhensions car pour elle le sens est ailleurs à présent.
Et se faisant, elle vient interroger aussi la normalité des autres, celle de sa sœur notamment :
« Une douloureuse conviction s’imposait à elle comme si elle existait depuis longtemps, n’attendant que cet instant pour apparaître.
Tout ceci est dépourvu de sens.
Je ne peux plus le supporter.
Je ne peux plus continuer.
Je ne veux plus.
Elle avait encore regardé les objets qui l’environnaient. Ils ne lui appartenaient pas – pas plus que sa propre vie.
Elle avait enfin compris sur ce quai de gare, par un après-midi de printemps (…) Compris qu’elle était morte depuis longtemps. »
Incontestablement, Han Kang est une auteure à découvrir qui sait tout en finesse nous faire peu à peu quitter le bord et nous emmener de plus en plus loin.
France, février 2025
La Végétarienne, Han Kang, Livre de poche, mars 2026