Retour sur la dégustation littéraire avec Pierre Lemaitre

Médiathèque Senghor – Carré des Jalles

Le 30 mars dernier, Pierre Lemaitre était à Saint-Médard-en-Jalles devant un public très nombreux. Loin d’être intimiste, nous étions 360 personnes à nous être déplacé pour l’écouter. Éloquent, théâtral même, pendant plus d’une heure il nous a parlé de sa vision du monde à travers son dernier roman « Le Silence et la Colère » publié le 10 janvier 2023 chez Calmann-Lévy. Il s’agit du deuxième volume de la suite romanesque intitulée Les Années glorieuses. Il fait suite à « Le Grand Monde » où nous suivons les rebondissements de la vie des membres de la famille Pelletier. L’intrigue se déroule dans les années cinquante. Voilà pour le contexte.

Pierre Lemaitre commence en nous parlant de la famille : c’est la grande attirance des romanciers selon lui.

Il y a un tropisme des romanciers pour l’histoire familiale. La famille c’est l’endroit où vont naître les premières grandes passions individuelles : le désir, la revanche, l’amour, la jalousie, le lien. Il y a trois structures qui rendent dingue : la première c’est la famille, la deuxième c’est l’école et la troisième c’est l’entreprise. Le thème de la famille passionne les lecteurs car les histoires familiales permettent de comprendre le fil de notre propre histoire et de lire la société.

Entre transmission et émancipation

Dans les années 50 on voit exploser un certain nombre de schémas sociaux. Celui sur lequel Pierre Lemaitre a le plus travaillé dans son dernier roman est la domination masculine. Les garçons devaient reprendre la charge familiale. On ne parlait pas des filles. À partir des années 50 ce schéma va commencer à exploser. Le marqueur absolu de la domination masculine c’est le corps des femmes. D’autant plus que ce sont des années de forte natalité, comme c’est souvent le cas après un conflit.

La question de l’avortement est posée comme un paradoxe. En 1960 il y a plus de personnes poursuivies pour avortement que dans les années 30. Après la guerre, des brigades de la natalité (c’est à dire anti avortement) se mettent en place.

Hélène (La fille Pelletier) est une jeune femme ambitieuse. Mais pour réussir à faire carrière dans le journaliste elle va devoir donner de sa personne. Enceinte d’un homme qu’elle n’aime pas, à un moment où sa carrière se lance, elle ne souhaite pas garder cet enfant.

La révolte d’Hélène c’est de se rendre compte que sans le vouloir, elle est passée par les strates de la domination masculine, que tout ce qu’elle obtient en termes de réussite sociale passe par les hommes. Son désir d’avorter c’est d’abord pour la liberté du corps mais également une révolte contre sa propre trajectoire qui lui a été imposé par la domination masculine.

Parmi les schémas qui vont être remis en question dans les années 50, et que l’auteur évoque, il y a celui de la consommation. Dans ces années-là, les petits commerces vont commencer à disparaître pour voir apparaître les premiers supermarchés. La modernité commence à frapper à la porte et comment donner à la femme le sentiment d’être moins dominée par l’homme : c’est de lui donner accès aux  arts ménagers. On fait croire aux femmes qu’elles vont gagner en liberté grâce à un aspirateur Tornado !

Le livre tente d’articuler un certain nombre de schémas.  Pierre Lemaitre a voulu le concevoir comme une sorte de carrefour historique. Les années 50 sont un moment où beaucoup de choses vont changer.

A cette époque, il y a aussi le sport spectacle. Les deux grands sports des années 50 c’est le cyclisme et la boxe. Le romancier a choisi de parler de la boxe car c’est un sport où on prend des coups dans la gueule. Il trouvait que c’était assez payant d’avoir un personnage qui résiste aux coups. La problématique n’est pas de savoir comment on résiste aux coups mais comment on réussit à s’en sortir.

Même dans les situations les plus désespérées, on peut trouver une solution et ça c’est l’un de mes fonds de commerce. Parce que c’est fondamentalement une façon de voir l’existence. Dans ma vie j’ai été entouré de façon très proche par des gens qui étaient comme ça et d’une certaine manière je crois que je suis moi aussi comme ça.

Permanence de l’enfance fracassée

Pierre Lemaitre a mis beaucoup de temps à s’en rendre compte. Quand on fait un roman on essaie de penser à tout, de maîtriser son intrigue, ses personnages mais on ne se rend pas toujours compte de ce qu’on fait. C’est très lacanien. Pour autant ce n’est pas un roman autobiographique.

J’écris des tragédies. Je mets 18 mois pour écrire un livre. C’est long de vivre 18 mois avec les mêmes personnages. Il faut être un névrosé professionnel pour accepter ça ! Et comme c’est une tragédie ça finit par vous entamer. Comme je suis d’un tempérament plutôt joyeux, ma manière à moi de survivre à ce métier, c’est d’inventer dans mes romans des situations qui m’amusent, des personnages qui sont une soupape à ce côté tragique. Je suis comme dans mes romans : plutôt gai dans la vie et plutôt tragique par culture. Mes livres sont au carrefour des deux. Ce qui pilote le besoin d’humour, de détente, c’est que mes histoires ne sont pas si drôles que ça.

L’inspiration

Pour pouvoir rentrer dans une période historique, Pierre Lemaître lit le quotidien de l’époque : France Soir. Cela lui permet de savoir de quoi les gens rêvent, comment les femmes s’habillent, ce que coûtent les choses, quels sont les hantises, les espoirs de la population.

Le journalisme d’après-guerre va créer l’émotion populaire. Ce n’est plus un journaliste de commentaire, c’est un journalisme qui va faire l’événement. Le journal crée l’émotion. A cette époque, on parle beaucoup du barrage de Tignes dans le journal (l’auteur s’inspire de cet événement dans son roman). Ça passionne tout le monde. Ce qui le frappe, c’est l’ambivalence de la réaction du public. Le public a de l’empathie pour ces personnes qui doivent abandonner leur maison et en même temps il trouve que c’est un mal nécessaire. Pour un grand nombre de personnes,  le progrès ne peut s’arrêter.

Cette idée qu’on « n’arrête pas le progrès » c’était quelque chose qui me tenait à cœur comme thème important du roman. Aujourd’hui nous sommes encore dans ce type de paradoxe face au réchauffement climatique. En 1952, avec l’histoire de ce barrage, c’est la naissance d’une idée qui existe encore aujourd’hui et qui est notre principal adversaire. Face au réchauffement climatique il faut remettre en question ce que la technique a créé (le pétrole, le plastique…). Or quelques bonnes âmes pensent que la technique va nous sauver. La technique nous a amené là, donc la technique va nous en sortir. Cette idée a la peau dure.

Pierre Lemaitre et ses lecteurs

Comme le signale Véronique Morel Muraour qui animait cet échange, Pierre Lemaitre est un auteur embarqué. Il ne souhaite pas faire de leçon de morale. L’auteur veut nous faire voir toutes les contradictions qui nous tissent.

Mon métier c’est de raconter des histoires mais pas de dire aux lecteurs ce qu’ils doivent penser. On leur donne de la matière pour provoquer une réflexion. Je donne à voir ma façon de voir le monde mais je suis assez respectueux des lecteurs et des lectrices pour qu’ils aient l’espace pour penser le livre autrement que moi. Si je réussis à faire ça c’est que je ne fais pas trop mal mon boulot.

La suspension d’incrédulité

Quand on est bien dans un livre, que l’on a accepté le contrat littéraire qui nous est proposé par l’auteur, on est prêt à tout accepter, on a adhéré à la promesse narrative qui nous a été faite. À partir de ce moment-là on suspend notre esprit critique. Le lecteur aura la générosité de passer sur pleins de choses s’il adhère au projet offert par le livre.

Robe de mariée est un livre que j’ai écrit il y a une quinzaine d’années et qui fonctionnait sur ce principe de la suspension d’incrédulité, or il a eu énormément de succès. Tout vient de la façon dont on tisse la narration et que l’on tient un bon personnage romanesque. C’est la magie de la littérature.
 
Le roman appartient à son auteur tant qu’il l’écrit mais ensuite il appartient au lecteur. Chaque lecteur a le droit d’avoir son avis même quand il se trompe. Toutes les interprétations sont recevables. Les auteurs produisent des livres mais ce sont les lecteurs qui fabriquent la littérature.

Babeth, le 2 mai 2023

Une réflexion sur “Retour sur la dégustation littéraire avec Pierre Lemaitre

  1. l’apparition des supers marchés se situe plus dans les années 60 que 50 à notre avis, et que commence la société de consommation, ceci dit le résumé est très bien construit nos compliments,
    JANE et KYTIE

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