En russe, Lëd signifie « glace ». C’est aussi le titre du roman noir de Caryl Ferey.
Cette fois, l’auteur nous emmène dans des contrées glaciales et enneigées où sévissent d’effroyables tempêtes.
Nous sommes à Norilsk, ville russe située à 300 km au nord du cercle polaire en Sibérie. Les températures y avoisinent les -60° en hiver. Cette ville, la plus septentrionale de Russie, détient en outre l’angoissant record de faire partie des villes les plus polluées au monde. Norilsk est une ville-usine dont la majorité des habitants, prisonniers des glaces, de l’obscurité et des tempêtes huit mois sur douze, travaillent dans des conditions épouvantables dans des mines de nickel et de cuivre, propriété de quelques oligarques proches du pouvoir poutinien.
La description du lieu, ses conditions climatiques, son histoire, son statut dans la Russie actuelle et les conditions de vie et de travail de ses habitants suffisent à eux seuls à attiser la curiosité d’un lecteur et à fournir matière à un livre. Et de fait, ce livre existe bel et bien, il est le fruit de la rencontre de Caryl Ferey avec la ville, il s’intitule Norilsk et est paru en 2O19 au Livre de Poche.
Invité par deux éditrices parisiennes à aller voir ce qui se passe dans ce coin reculé de Sibérie du Nord, à 3000 km de Moscou, l’auteur, toujours en quête d’insolite n’hésite pas longtemps.
Car plus je regardais les photos, survolais les commentaires peu flatteurs sur cette ville perdue au fond de la Russie, plus l’improbable attraction se faisait jour : Norilsk semblait vraiment pourrie.
L’attraction est d’autant plus forte sans doute que n’entre pas à Norilsk qui veut : la ville est fermée aux touristes et aux Russes, nous dit Caryl Ferey. Pour y entrer, il faut une autorisation du FSB, les services secrets russes. Au gré des prises de contacts avec des personnes issues de différents milieux, l’écrivain peut se faire une idée de la réalité sociologique du lieu et en faire une description approfondie ; la rencontre régulière avec un groupe de mineurs, le soir au café, festive et largement arrosée de bière et de vodka, va le marquer particulièrement. Malgré la barrière de la langue, les liens se tissent. Le sentiment de proximité se teinte souvent de colère devant la vie détruite de ces gens qui ne demandent qu’à vivre.
Se quitter a été un vrai déchirement, je pensais tout le temps à eux et aussi : j’ai une tendresse folle pour eux.
Désireux de faire revivre dans la fiction ces personnes avec lesquelles il a fraternisé, l’auteur s’en est inspiré pour faire émerger dans cet univers de science fiction dystopique qu’est Lëd des personnages aux individualités bien marquées et attachantes .
C’est ainsi que nous faisons connaissance avec le gros ours Boris, le flic victime de sa hiérarchie, à la recherche de la vérité, sa compagne Anya, une frêle lilliputienne malade de la pollution, Valentina, la belle étudiante qui tient un blog écologique et qui va trouver la mort dans des conditions mystérieuses, Dasha, costumière marginale vouée à son amour sans retour pour un compagnon d’enfance, les ouvriers miniers : oncle Slava, Nikita et Gleb écrasés par le rouleau compresseur du profit et de la corruption.
Partout, il est question d’amitié, d’amour et de tendresse. C’est cette tendresse qui réchauffe le désespoir et fait oublier l’absence de perspectives, la faible espérance de vie, la dureté du travail et de l’existence. Histoires d’amour magnifiques dans un monde qui court à sa perte, histoire d’amour clandestine de Gleb et Nikita, sublimée par le sexe et la poésie.
Dans le premier chapitre, l’intrigue et le décor se mettent en place de façon spectaculaire : nous sommes confrontés à la fureur d’un ouragan polaire qui, arrachant le toit d’un immeuble soviétique vétuste, laisse apparaître le cadavre d’un Nenets, représentant d’une ethnie autochtone sibérienne mise à l’écart par les soviétiques et vivant dans la toundra de l’élevage de rennes.
Un second meurtre viendra s’ajouter au premier, le tout sera de trouver une relation entre les deux. C’est ce que Boris va essayer de faire, entravé dans ses efforts par des supérieurs paresseux et corrompus.
A mon avis, l’intrigue policière passe presqu’au second plan au début, pendant la longue période d’exposition du contexte sociologique et géographique. On peut même parfois avoir l’impression qu’elle est juste un prétexte à l’introduction d’explications sur la vie des différents personnages, et de descriptions de l’environnement .
Mais elle retrouve de la vigueur dans les deux derniers tiers du roman, une fois le lecteur bien immergé dans la ville et le vécu des protagonistes. Au fil de l’enquête, l’auteur nous livre des informations sur les différentes strates historiques et économiques de la ville : la fondation par Staline d’une ville-usine gigantesque dont la main d’œuvre était assurée par les prisonniers politiques du Goulag, la spoliation des Nenets dont on détruit peu à peu l’espace de vie et de travail, l’évolution de la ville après la chute du communisme et la mise en place d’une oligarchie mafieuse qui s’enrichit aux dépens des hommes et de l’environnement tout en détournant au passage des matières premières.
Comme dans ses livres précédents, l’histoire ne peut exister que par son ancrage dans un réel bien particulier que Carol Ferey est allé découvrir sur place en observant, en nouant des contacts et sur lequel il s’est documenté avec rigueur.
Lëd est un roman policier engagé : la critique sociale y est omniprésente. Le chaos lié à la corruption massive à tous les étages de la société, à la surexploitation de l’homme et de la nature marque l’esprit du lecteur bien au-delà de la lecture, sans compter les résonnances qu’il y trouve avec l’actualité. Bref, j’ai beaucoup aimé ce thriller pour ce subtil mélange entre fiction et réalité. J’ai ensuite découvert avec intérêt le récit de voyage à Norilsk qui, d’une certaine façon, prolongeait la lecture du thriller.
Marie-France, le 4 octobre 2022
Lëd, Caryl Férey, Les Arènes, 2021. En poche chez Pocket, 2022.
Norilsk, Caryl Férey, Le Livre de Poche, 2021