Ásta est le dernier roman traduit en français du romancier , figure majeure de la littérature islandaise. Profond et envoûtant, il est soutenu par l’excellente traduction d’Eric Boury.
Sigvaldi tombe de l’échelle depuis laquelle il peint une façade. Alors qu’il est étendu sur le sol, une femme se porte à son secours. N’arrivant pas à lui parler, il ferme les yeux et est projeté des années en arrière quand il vivait une liaison passionnelle avec la belle Helga. Il ouvre les yeux et se retrouve allongé sur le sol froid, une femme, peut-être norvégienne, penchée sur lui. Fatigué, il referme les yeux et voit Ásta, sa fille.
C’est une des entrées de ce roman. Il y a aussi les lettres qu’Ásta a envoyées à son amour de jeunesse. Et un peu de la fabrique du roman. Jón Kalman Stefánsson fait une place au romancier et à ses choix narratifs. Il s’amuse au passage du statut de l’écrivain islandais devenu un produit du marketing touristique local au même titre que le froid, le poisson et les aurores boréales. Tout en imaginant les situations dans lesquelles il pourrait placer les personnages de son roman.
Plus déroutante peut-être que ces entrées multiples, est la construction de ce roman : non linéaire. Jón Kalman Stefánsson s’affranchit de l’ordre chronologique et choisit… le puzzle. Le lecteur découvre Ásta par bribes en différentes époques et plusieurs pays. Il s’en explique :
« Si tant est que ça l’ait été un jour, il n’est désormais plus possible de raconter l’histoire d’une personne de manière linéaire, ou comme on dit, du berceau à la tombe. Dès que notre premier souvenir s’ancre dans notre conscience, nous cessons de percevoir le monde et de penser linéairement, nous vivons tout autant les événements passés que présents ».
Une tragédie familiale
Ásta. A une lettre près, cela signifie amour en islandais. C’est aussi le prénom que Sigvaldi et Helga choisissent de donner à leur seconde fille, et qu’ils trouvent dans Gens Indépendants, roman d’Halldór Laxness, écrivain islandais qui reçut le prix Nobel de littérature en 1955. Jón Kalman Stefánsson ne livre pas toute la vie d’Ásta dans ce récit, il s’attache à ne raconter que les événements marquants. On la suit, adolescente, dans les fjords de l’ouest pendant un été, puis on la retrouve plus tard, étudiante paumée à Vienne.
Ásta est avant tout un roman sur l’urgence autant que sur l’impossibilité d’aimer. L’amour est partout dans ce roman. L’amour protecteur de Sigvaldi pour son frère ; son amour passionnel pour Helga ; l’amour maternel de la nourrice d’Ásta ; l’amour débutant d’Ásta pour Joseph… Mais ces amours sont empêchées, entravées, incomprises parfois, par ses protagonistes aux destins entremêlés. Sigvaldi, remarié, part vivre en Norvège avec Sesselja, la fille d’Ásta, une fille qu’elle a eue trop jeune et qu’elle voit trop peu pour la connaître mais qui lui manque. Ásta nourrit pour sa mère, la belle Helga qui ne vit que pour le regard des autres, des sentiments ambivalents entre dégoût et honte. Et toujours, en toile de fond, Sigvaldi qui n’arrive pas à aimer sa fille… L’on évolue entre remords et doutes, tourments et absences.
« Mais enfin, par le diable, qu’est donc que vivre ? »
Le questionnement sur le sens de la vie est le fil conducteur du récit. Chacun cherche un bonheur qu’il peine à trouver. « On dirait parfois qu’un seul chemin mène au bonheur et au désespoir – mais, à part ça, tout va bien, non ? ». La vie s’écoule entre le parfum des lummurs (crêpes islandaises) et du café chaud. Le froid sur la peau, le vent, la pluie et la mousse verte sur les champs de lave composent le paysage… Et la littérature est omniprésente, surtout la poésie. L’auteur convoque Billie Holliday et de nombreux poètes islandais qui, par la maîtrise qu’ils ont de leur art, influent sur la vie elle-même. La littérature, c’est la vie, n’est-ce pas ? Par son écriture lyrique et poétique, Jón Kalman Stefánsson porte cette envie de vivre tout au long du roman.
Cette écriture envoûtante permet de traverser les moments de grâce comme ceux d’une grande noirceur. Avec Ásta, Jón Kalman Stefánsson livre un récit fragmenté sur l’amour. Et comme en amour, il faut accepter de se laisser porter pour en goûter la singulière beauté.
Florence, 11 mai 2020