Nous étions 11 autour de Laurent Gaudé pendant ce moment privilégié, 11 personnes émues, hommes et femmes, de la plus jeune au plus vieux, tous admirent Laurent Gaudé. Il arrive ébouriffé et les yeux empreints de fatigue « Je ne suis pas du matin ». Alors on va y aller en douceur, ça tombe bien parce que doux et bienveillant c’est ainsi qu’il m’apparaît. Chacun se présente, donne les raisons de sa venue. J’entends « Je suis impressionné d’être là avec vous » ou « Le soleil des Scorta : une grosse claque, j’ai toujours ce livre avec moi ». Laurent Gaudé écoute et partage avec nous ce temps suspendu. Il est heureux de voir qu’un de ses livres peut déclencher un voyage, que la littérature peut impacter une vie. Retour sur les thèmes abordés.
La liberté dans l’écriture
« Ce que j’aime c’est l’aspect jouissif d’inventer. Dans un roman on peut écrire ce que l’on veut. Ce que je ressens lorsque j’écris, c’est cette grande liberté qui n’existe pas en écrivant une pièce de théâtre ou un scénario pour le cinéma. Dans le roman, la seule boussole c’est la cohérence de son propre objet. J’ai besoin d’un cadre et d’une architecture assez précise, d’un plan, mais je ne sais pas comment le paragraphe va se terminer. Je sais à peu près où vont mes personnages, mais parfois ils prennent plus ou moins de place, et je suis surpris de voir comment ils ont évolué. »
Le rapport à la mythologie et la tragédie grecque
« C’est quelque chose que j’aime mettre en vibration avec le monde d’aujourd’hui. La force de la mythologie, c’est qu’elle nous traverse encore aujourd’hui, et qu’il y a encore des choses à saisir dans le monde très contemporain. Il y a de vieux gestes antiques encore en nous. »
Nous, l’Europe – banquet des peuples
« Ce qui m’a plu dans l’écriture de ce livre sur l’Europe, c’est de voir que je n’y connaissais pas grand chose. Le point de départ c’est de dire : j’ai envie de parler de la construction européenne. Ce qu’on perd de vue dans le débat, c’est le chemin qui nous amène jusqu’ici, et remettre les choses en perspective d’un point de vue historique a une vertu, c’est de créer des échos par rapport à ce qu’on vient de traverser, de voir que pour aucune génération ça n’a été facile. Je pense qu’il y a de la vertu à prendre du recul et à « dézoomer ». Je n’ai jamais le souci de l’exhaustivité, je n’essaie pas d’être un spécialiste du sujet ou de la question. Pour l’Europe comme pour les autres sujets, j’ai besoin d’engranger des informations, par la lecture de livres d’histoire, d’essais, et après j’ai besoin de trouver des choses qui vont déclencher l’écriture. Cela peut être des photos, le récit d’un type dans un article de journal,… Je pars à la recherche de petits éléments qui vont déclencher mon désir d’écrire. Le nom d’un de mes personnages peut venir d’un film vu, d’une réplique. Je me sens très libre d’aller chercher l’inspiration où je veux. »
La place du romanesque
« Il faut que le sujet du livre m’intéresse passionnément avant de me lancer. Des idées j’en ai plein, et je dois faire le tri pour savoir si c’est une vraie bonne idée de se lancer dans ce projet qui va durer un an. Il faut aussi qu’il y ait cette tension entre ce sujet qui m’intéresse mais que je ne connais pas très bien. J’ai besoin d’apprendre des choses, que cela éveille ma curiosité. C’est le point commun d’à peu près tous mes livres qui parlent d’une réalité (cela ne concerne pas La mort du roi Tsongor par exemple). En dehors de la documentation que j’accumule, j’ai d’autres outils : l’imagination, l’empathie avec mon sujet et mes personnages et mes souvenirs parfois. Mais j’ai autant de manière de travailler que de romans. Ouragan est un livre que j’ai écrit chez moi sans connaître la Louisiane, j’avais envie de rester à distance. Pour Danser les ombres, j’ai fait de nombreux séjours à Port-au-Prince, et je connaissais cet endroit avant d’écrire le roman. Les personnages sont des espèces d’agrégats de silhouettes, de bouts de conversations, de personnes croisées sur place. »
Installer la dignité dans les personnages
« Ce n’est pas un axe de travail de départ, c’est quelque chose qui se met en place dans l’écriture parce que c’est ce qui m’émeut le plus. De voir des personnages qui ont été secoués par le malheur, les soubresauts de l’histoire, la tragédie, et qui continuent à rester debout, c’est bouleversant. Il y a toujours un moment où je reviens à ça, mais pas de manière décidée. Le vrai malheur est souvent muet dans nos vies. Quand on est assommé par un événement, très souvent c’est d’abord le silence qui nous tombe dessus. Donc la tragédie avec sa capacité à faire parler le personnage qui est en souffrance, c’est déjà une torsion du réel et c’est une manière d’assumer la dignité du personnage et je trouve ça très beau. »
Babeth, 21 octobre 2019