En quoi la présidence de D. Trump marque-t-elle la littérature de notre époque ?
Cette problématique, naturellement attendue par le public car elle s’inscrit dans une actualité politique et culturelle américaine très médiatisée, est soumise au témoignage de trois écrivains américains : Stephen Markley (Le déluge), Lauren Groff (Les terres indomptées) et Mateo Askaripour (Tous les invisibles) dans le cadre du festival de Saint-Malo Etonnants voyageurs. Si tant est, bien sûr, comme le fait remarquer habilement le médiateur, que le nom de Trump puisse à lui seul définir l’époque actuelle.
Lauren Groff réagit avec force à cette remarque : « Il n’est pas question que Trump colonise ma pensée comme lors de son premier mandat ! » A l’époque, les institutions jouaient leur rôle et pouvaient opposer une résistance. Aujourd’hui, « il est l’institution ». Lui et son système détricotent la démocratie américaine en faisant pression sur la justice, la culture, l’administration, les médias et l’enseignement. Mais il ne leur enlèvera pas la liberté de penser qu’il existe un monde meilleur.
Matéo Askaripour fait remarquer que ce mandat aura un terme qu’ils doivent attendre sans se décourager, hors de question qu’il les privent de leur joie de vivre, sans cela, ça voudrait dire qu’il a gagné ! Stephen M. acquiesce, nous assistons à une déferlante avec une concentration de la puissance économique autour du pouvoir politique ; une poignée de psychopathes fait la loi dans un climat de peur. Lucide, il ajoute que Trump n’est pas le problème en soi, il est le symptôme de quelque chose de sous-jacent.
Tous les trois s’accordent à dire que sous ce deuxième mandat les choses vont très vite et que les décisions souvent imprévisibles et contradictoires du pouvoir ont pris de court l’opinion publique et engendré un bouleversement permanent, proche du chaos, qui génère de la peur. C’est le propre du fascisme, fait remarquer Lauren Groff. Cependant, les résistances s’organisent petit à petit, elles existent, même si elles ne sont pas vraiment perçues par les Européens. Il faut dire que les médias sont parasités par des milliardaires qui font pression sur le monde éditorial…
Un tel climat ne peut qu’affecter la manière dont vous écrivez vos livres et imprégner les thèmes de vos romans… Pourra-t-on dans 30 ans reconnaître les livres écrits à l’ère de Trump ? Peut-on imaginer ces ouvrages ?
Les trois romanciers éprouvent alors le besoin de clarifier leur position : l’approche en tant que citoyen doit se dissocier d’une approche en tant qu’artiste. Ils ne sont pas des pamphlétaires, ils ne veulent pas tomber dans une polémique systématique. En tant qu’écrivains, ils sont plus subtilement engagés dans la recherche de l’expression du monde tel qu’ils le ressentent, posent des questions, mais n’y répondent pas.
Mateo Askaripour a failli écrire une histoire, mais il y a renoncé car il a mesuré combien le livre aurait été en lien direct avec l’actualité et ne venait pas de lui. Pour donner vie à sa vision des choses, il se lance dans la SF et imagine un futur où une partie de la population serait invisible et condamnée à une existence de seconde zone. Ce genre, dit-il, détourne de la réalité et fait apparaître des choses qu’on ne remarque pas de prime abord. Il évoque ainsi les luttes raciales et politiques, la ségrégation et l’engagement à en protéger les victimes.
Peut-on être imperméable aux influences de son temps ? se demande Stephen. L’écrivain était déjà guidé par des préoccupations d’ordre social, politique et environnemental lorsqu’il a terminé son premier roman Ohio en 2015. Son nouveau et plantureux roman, Le déluge, est une vaste fresque qui court de 2013 à fin 2030. Ce roman d’anticipation, une sorte d’apocalypse au ralenti – selon les termes du modérateur – a pour thème le changement climatique et ses conséquences en termes idéologiques et sociaux : violences ethniques, fanatisme religieux, hausse des inégalités. Cette histoire, dit-il, est l’expression de ce qui risque d’arriver. C’est en même temps une sorte de feuille de route pour sortir de l’engrenage catastrophique de la situation actuelle. Dans ce monde, marqué par l’inégalité et soumis à une surveillance constante, il faut protéger la démocratie. Son ambition : créer un livre magnifique avec des personnages magnifiques. C’est en ce sens que l’écrivain résiste…
Au modérateur qui l’interroge sur une éventuelle tentation à faire de ses personnages des porte-paroles de sa vision du monde, Stephen répond que ses compatriotes et lui vivent un moment de l’histoire inédit, marqué par des mutations sans précédent et des déstabilisations importantes de la société et de l’environnement qui trouvent leur origine dans les périodes précédentes. Et c’est le sens de cette évolution qui concerne chacun qu’il cherche à exprimer.
Face à ce recours à l’anticipation ou à la SF, Lauren Groff nous expose sa propre voie. Sa conviction est qu’il faut absolument se pencher sur le passé et interroger les mythes fondateurs pour mieux comprendre le présent.
Dans ce qu’elle nomme les livres de l’avenir écologique, elle ne voit qu’une fausse catharsis. Quand on lit ce genre de livre, on a déjà l’impression d’agir. Or, c’est faux. Lire ne signifie pas agir. Il faut revenir patiemment sur ce qui nous a menés jusqu’ici avant de parler du futur. Et de rappeler le fait que la création des Etats-Unis est fondée sur un génocide et un traumatisme écologique. Son analyse approfondie de cette époque met en exergue le rôle de la religion.
Son intention fut d’écrire un triptyque pour montrer le lien qui existe entre l’Eglise, sa vision patriarcale de Dieu et l’assujettissement des êtres vulnérables. Ce qu’elle a fait avec Matrix et Les terres indomptées. Dans ce dernier roman qui se passe en 1609, au moment de la fondation de la première colonie anglaise par des familles de puritains, Jamestown, elle met en scène une jeune servante forcée d’affronter dans sa fuite les terres encore vierges de ce qui sera plus tard les Etats-Unis. Les questions évoquées dans ce livre se retrouvent à l’époque contemporaine : rapport à la nature, aux autochtones, questions de genre… A ce jour, elle n’a pas encore réussi à finir le troisième ouvrage ; difficile d’écrire dans cette période d’écrasement de la pensée, marquée par le conflit.
Quel est alors le rôle de l’écrivain dans un monde soumis à la polarisation ? Est-il en mesure de combler le fossé, ne serait-ce qu’en partie, ou bien doit-il se retrancher derrière cette polarisation ?
Stephen M. évoque à nouveau le pouvoir de l’écrivain à jouer les vigies, à alerter sur les écueils qui se dressent sur la route de la civilisation. Mais il a surtout le devoir de respecter l’humanité et de veiller sur ses valeurs communes. Avant tout, éviter la haine même si le fossé ne peut être comblé.
Eviter la haine, établir des liens, expliquer… vaste programme ! C’est ce que recherche avant tout Lauren G. Et pas seulement dans ses écrits… Cette femme déterminée agit aussi sur le terrain : elle est propriétaire en Floride d’une librairie où elle lutte de façon pragmatique pour la liberté d’expression en proposant des ouvrages récupérés après leur interdiction et qui ont disparu des rayonnages des écoles et des bibliothèques. Ces livres s’adressent la plupart du temps à des enfants. Jugés dangereux, voire pornographiques, par le pouvoir en place, ils traitent surtout de questions raciales, de genre, du droit des femmes.
Une entreprise qui n’est pas sans risques pour la libraire romancière, mais qui lui permet parfois, dit-elle, de nouer de belles relations avec enfants et adultes. Le livre comme trait d’union…
Marie-France, juin 2025
Les terres indomptées, Lauren Groff, Editions de l’Olivier, 2025
Le déluge, Stephen Markley, Albin Michel, 2024
Tous les invisibles, Mateo Askaripour, Buchet-Chastel, 2025