A l’origine de ce dernier roman d’Haruki Murakami, une nouvelle, écrite et publiée dans une revue littéraire il y a 40 ans. C’est ce que l’auteur a tenu à préciser dans une brève postface dont il dit qu’il n’a pas le goût mais qui lui paraissait en l’espèce nécessaire. De cette nouvelle, il conserve l’idée qu’elle contient « des éléments d’une importance cruciale pour [lui] » qu’il n’était pas capable de suffisamment travailler à l’époque. Il la réécrit de manière substantielle une première fois en 1985 dans son roman La fin des temps. Cependant, l’idée d’une forme différente pour cette histoire demeure. En 2020, il décide de la réécrire à nouveau en repartant à zéro. L’écriture se fait en plusieurs étapes pendant la pandémie de covid ; croyant un temps l’histoire terminée, il s’aperçoit qu’elle ne l’est pas et adjoint une 2ème puis une 3ème partie au texte de départ.
La cité aux murs incertains contient donc un certain nombre de « motifs » et de thèmes chers à Murakami, la solitude, la dualité, le caractère incertain de la réalité, les amours impossibles, la mélancolie… « Selon Jorge Luis Borges, il n’existe qu’un nombre limité d’histoires qu’un écrivain peut véritablement raconter avec sincérité au cours de sa vie. En quelque sorte, nous ne sommes capables de traiter ce nombre limité de motifs que sous différentes formes et avec les moyens dont nous disposons ».
Et Murakami de conclure :
la vérité ne réside pas dans une immobilité immuable, mais dans un constant changement (au cours de phases successives). Telle est l’essence de la narration telle que je la conçois.
Le personnage principal a connu un amour de jeunesse resté à tout jamais en suspens car son aimée a disparu, peut-être dans la cité aux murs incertains dont elle lui parlait et qui était devenue pour eux un monde parallèle. Alors que sa vie d’adulte s’étire sans but depuis cette perte, il fait l’expérience de se trouver projeté dans ce monde parallèle ; puis, alors qu’il prend la décision résolue d’y rester, il retrouve contre son gré le monde « réel » et reprend le cours de sa vie différemment… Deux mondes en écho l’un de l’autre. Dans le monde parallèle, les hommes laissent leur ombre aux portes de la cité sans savoir si celle-ci ne mènerait pas ensuite une vie autonome. Quel est le vrai monde ? Qui est le vrai moi ?
Tandis que j’étais là, seul dans la neige blanche, que je contemplais au-dessus de moi le ciel d’un bleu profond, j’avais parfois l’impression de ne plus rien comprendre. A quel monde est-ce que j’appartenais, à présent ?
Etais-je à l’intérieur ou à l’extérieur du haut mur de brique ?
« Je » n’aura sans doute jamais autant « été un autre » que dans ce roman-ci de Murakami. La quête et les expériences de son personnage tissent les fils d’une interrogation sur le moi et la réalité, le rapport expérienciel du sujet au monde. Comme à son habitude dans ses histoires, le fantastique a bien d’autres atours que simplement ceux de l’imaginaire, comme à son habitude, il fait du fantastique le ressort d’un questionnement profondément métaphysique et, pour ma part, c’est ce que je trouve irremplaçable dans ses romans.
« Qu’est-ce qui était réel et qu’est-ce qui était irréel ? Ou plutôt, y avait-il vraiment dans ce monde quelque chose comme un mur qui séparait le réel de l’irréel ? Je pense que ce mur pouvait exister. Non, il existe, sans aucun doute. Mais il s’agit d’un mur de totale incertitude. Selon la situation et selon l’adversaire, sa rigidité change constamment. Sa forme change. A l’instar d’un être vivant. »
Alors que dire de l’accueil mitigé de ce roman par la critique ? Est-ce le meilleur Murakami ? A cette question, je réponds sans hésitation non et invite ceux qui n’auraient pas encore découvert son œuvre à se précipiter d’abord sur Au sud de la frontière, à l’ouest du soleil, La ballade de l’impossible, Le passage de la nuit, Les amants du Spoutnik, Kafka sur le rivage, Chroniques de l’oiseau à ressort… Cependant, j’ose faire le pari que ceux qui aiment son univers ne seront pas déçus tant les questionnements sur lesquels celui-ci ouvre restent toujours aussi justes et fascinants.
Et si nous n’étions au fond que l’ombre de nous-mêmes ?
Et si nous ne faisions jamais un qu’à deux ?
France, février 2025
La cité aux murs incertains, Haruki Murakami, Belfond, janvier 2025