La vie privée d’oubli de Gisèle Pineau

Un 23 novembre 2024, à La Villa Valmont de Lormont se réunissaient deux autrices : Beata Umubyeyi Mairesse et Gisèle Pineau autour de la figure de Maryse Condé, à l’invitation de Lettres du Monde. C’est donc bien entendu de littérature caribéenne dont il a été longuement question, aussi quelle meilleure occasion pouvais-je trouver pour me replonger dans cette littérature abondante et riche en Histoire et en histoires sinon en écriture ? 

Le dernier roman de Gisèle Pineau, « La vie privée d’oubli », raconte justement une longue histoire dans l’Histoire. Elle débute en Afrique à la toute fin du XVIIIe siècle, quand la traite négrière battait son plein, se poursuit en Guadeloupe et se diffracte dans le monde entier à travers toutes sortes de personnages, aussi nombreux que singuliers, tous en lien et l’ignorant.

Tout commence avec une femme.   

Elle s’appelle Agontiné. Elle est née en 1812, à Abomey, au puissant royaume Danxomé – en ce temps, territoire du roi Adandozan.

Son histoire commence comme un conte, mais ce n’est pas un conte à donner à entendre aux enfants car, comme toutes les histoires d’esclavage, elle fait dresser les cheveux sur la tête.

Cette femme au destin fracassé, arrachée à sa vie, désespérée par le sort qui lui est fait, se choisit une fin qui ne la garde pas définitivement au royaume des morts. Elle erre à travers l’espace et le temps, se penche sur l’existence de chacun de ses nombreux descendants jusqu’à incarner une Voix qui raconte sa propre vie et l’immense traumatisme que fut l’esclavage pour des peuples entiers. Ce sont les femmes les réceptacles de cette voix, ces femmes dont les vies sont comme drossées sur un rocher par la vague, celles qui connaissent la brutalité des hommes à travers le viol, l’inceste, l’abandon.

 Gisèle Pineau met en narration cette vérité parfois indéchiffrable dans nos vies que la psycho généalogie ou l’épigénétique prennent à leur compte : nous sommes en lien avec nos ancêtres, nous poursuivons des destins inachevés et nous sommes parfois englués dans nos douleurs enfouies, empêchés par des traumas qui ne sont pas mis au jour, des béances qui informent nos vies. Arthur Rimbaud, habité par le fantôme de son arrière-grand-père, Jean Rimbaud, l’avait compris qui disait « on me pense et je pense ».

Ils (les héritiers) ont oublié leurs aïeux et les langues d’antan, parlent créole, espagnol, anglais, français… ils s’appellent diaspora et méconnaissent leurs racines africaines. Et pourtant ces racines continuent de survivre en eux, produisant une petite musique marronne qui les fait rêver et se mouvoir d’une façon particulière. Elles courent dans les profondeurs de leur être et ceignent leur âme de vibrations singulières. Elles sont immortelles et les habitent secrètement, comme le chagrin habite la joie.

Yaëlle, jeune femme de Gwada, c’est-à-dire de Guadeloupe serait la dépositaire de ce fantôme – Agontiné – un impensé généalogique qui a besoin de se faire entendre et de libérer sa peine (…) L’urgence est de reconstruire le roman familial à l’endroit du silence, faire le deuil de l’ancêtre dont on a tu l’histoire au fil des ans.

Autour de Yaëlle s’assemblent mères, grand-mère, tantes, cousines proches ou lointaines, qui portent elles aussi ce passé mal soldé et douloureusement dans leur vie sa mémoire inconsciente jusqu’à ce que la Voix, celle de leur ancêtre Agontiné, devienne la voie au terme de laquelle elles retrouveront la paix.

Ce roman d’une grande vérité, foisonnant d’histoires singulières, nous fait traverser et retraverser l’Atlantique d’abord sur les bateaux négriers puis en avion pour nous mener sur tous les continents où ont essaimé les descendants de l’ancêtre. Cette abondance pourtant ne m’a pas égarée mais au contraire m’a emportée dans ses eaux, nombreuses, métaphoriques, celles de la langue aussi, fluide, transparente, sans désir d’exotisme, charriant des petites pierres brillantes, ces mots créoles goûteux et chatoyants.

En effet la vie privée d’oubli est la vie que l’on regarde en face. Elle nous tend un miroir non pour nous y perdre dans un reflet narcissique mais pour nous y révéler sa profondeur.

Véronique, janvier 2025

La vie privée d’oubli, Gisèle Pineau, Philippe Rey, janvier 2024

    

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