Les partisans, de Dominique Bona

Dominique Bona, académicienne, romancière et biographe talentueuse (elle a écrit une biographie de Stefan Zweig, de Romain Gary, de Berthe Morisot ou de Paul et Camille Claudel) nous offre, depuis la publication des Partisans en 2023, la possibilité d’un moment de lecture passionnant et pour mon compte, passionné.

Qui sont donc ces Partisans ? Joseph Kessel et Maurice Druon. Des noms qui éveillent de merveilleux souvenirs de lecture chez ceux qui sont nés au mitan du vingtième siècle. Mais se souvient-on aujourd’hui de ces deux hommes, au moins sous leur identité d’écrivains ? Car ils furent en leur temps deux monuments de notre histoire littéraire dont les œuvres telles que L’armée des ombres, la passante du Sans-souci, Belle de jour, Le Lion pour Joseph Kessel ou Les grandes familles, les Rois Maudits pour Maurice Druon eurent un succès retentissant et durable et parfois planétaire.

Le premier est l’oncle et le second le neveu, le premier a vingt ans de plus que le second et leurs vies seront intimement liées, jusqu’à la mort.

Ils appartiennent à une époque pas si éloignée de la nôtre – Joseph Kessel est né en 1898 et Maurice Druon  en 1918 –  mais sans doute à mille lieues de notre monde d’aujourd’hui.

Leur monde, celui que nous raconte Dominique Bona, c’est notamment celui de la guerre dans la Résistance, une époque héroïque où chacun veut jouer son rôle, où le pur et l’impur se côtoient. On vit, on meurt dans la même fièvre, dans un temps hors du temps ordinaire où s’exprime le courage physique, où les fraternités sont indestructibles mais où aussi la guerre, agent de perturbation de la vie collective, l’est aussi de la vie singulière. Elle fait vaciller les rapports amoureux, les mariages, exacerbe le sentiment de la fragilité de la vie.

Ce livre présente aussi l’intérêt de nous faire côtoyer tout un monde disparu dont on ne savait pas que derrière les métiers d’acteurs, de chanteurs, d’écrivains, de diplomates s’exprimait un esprit de résistance. Leurs mots et leur geste, à travers des portraits d’une grande vivacité, nous parviennent comme un lointain écho.

Le livre, on serait tenté de dire le roman, tant ce qu’on y lit à propos de ces deux personnages dépasse tout ce que la fiction soucieuse de vraisemblance et de crédibilité hésiterait à offrir au lecteur, commence par une marche.

Nous sommes en décembre 1942, nous traversons avec eux les Pyrénées par le col du Perthus pour rejoindre l’Espagne puis plus tard l’Angleterre. Le lecteur est convié à emboiter le pas des deux hommes accompagnés d’une femme et de leur guide. Avec eux nous avons froid, nous avons peur et nous éprouvons une fatigue proche de la mort. Dès le début, par la force de son écriture, Dominique Bona nous entraîne et nous fait pénétrer dans l’univers de ses héros.

Ce début donne tout de suite le mouvement dont sont faits ces deux hommes et cette femme : des êtres en marche.

La femme, c’est Germaine Sablon, chanteuse célèbre en son temps, alors maitresse de Kessel et résistante de haut vol et dont la vie racontée ici sera comme un récit dans le récit. Si Kessel l’abandonne, Dominique Bona elle, sait lui donner sa place de femme dans la Résistance et dans la guerre et avec elle à toutes celles qui se sont engagées par un don total.

L’essentiel de cette double biographie néanmoins est réservé à Kessel et à Druon et par un balancement incessant dans le récit, nous suivons la vie de l’un puis de l’autre puis de l’un avec l’autre, des vies avant et après la guerre 39-45, des vies hautement romanesques.

L’aîné, Joseph Kessel est un personnage énorme, « Hénaurme » aurait écrit Flaubert. Ancien combattant de la Grande Guerre, volontaire à 16 ans, patriote avant d’avoir la nationalité française, grand reporter (il obtiendra le premier visa israélien), journaliste, écrivain mais aussi buveur excessif et grand amoureux, bagarreur, trompe la mort, en bref « brûleur de chandelles par les deux bouts », il est acteur et observateur dans tous les conflits de son siècle et ce qu’il vit, voit et sent sont un humus pour écrire ses livres. Ainsi La passante du Sans souci, écrit en 36 préfigure toute l’ignominie à venir. Il dénonce l’esclavage dans la Corne de l’Afrique, couvre le procès Pétain, parcourt l’Afghanistan…

Ces voyages géographiques sont des voyages dans les âmes car ce sont moins les idées que les hommes qui l’intéressent.

Kessel, c’est de la sensibilité chimiquement pure et elle lui vient de ses origines juives et russes avec lesquelles il n’a jamais totalement coupé. Son imaginaire, sa superstition même s’y nourrissent. Ainsi Le Chant des Partisans, vibrant appel à résister dans les termes les plus directs est écrit le 30 mai 1943 par Kessel et Druon sous l’impulsion de Germaine Sablon mais mis en musique par une chanteuse russe. « Kessel porte en lui une Russie de légende, chamarrée, d’où son attrait pour les cultures de l’Orient« , écrit Dominique Bona.

Druon quant à lui, veut s’affranchir de ce passé judéo-russe et s’il est lui aussi tout entier engagé dans son siècle, ce sera avec une plus grande sobriété et à travers les milieux littéraire et mondain.  Il a pu servir de plume à Kessel en écrivant avec lui scénarii et livres, mais il s’affranchit de cette étroite fusion pour devenir à son tour un écrivain à part entière.

Kessel et Druon ce sont Dionysos et Apollon. Le goût de tous les excès pour l’un, le goût de l’ordre et de l’équilibre pour l’autre.

Les thèmes kesseliens ? La virilité, les aventures, les voyages extrêmes. Kessel aime les gens pauvres, frustes, les bas quartiers (ceux de Berlin, de Londres, de Kaboul) comme Baudelaire, au fond du vice, de la violence et de la misère, au travers de l’humanité nue il sait trouver une certaine beauté.

Druon lui, a une ambition sociale. Il est l’ami des comtesses et des marquises, il sera académicien et  ministre puis secrétaire perpétuel de l’Académie pendant 10 ans mais avec un vrai désir de faire avancer les choses notamment dans le développement de la francophonie.

Kessel possède une vision romantique du monde dont il dégage rêve, émotion et merveilleux tandis que Druon est un écrivain naturaliste d’une implacable lucidité. Son style est à l’amble, sobre, élégant et concis. Ainsi de Philippe le Bel dans Les Rois maudits, il écrit avec un sens avéré de la formule : « Sous son règne la France était grande et les Français malheureux ». S’il est un styliste, son oncle est un conteur à l’écriture drue. Quand on lit Kessel on entend sa voix, chaude et puissante. 

Tous deux seront académiciens mais le costume sera porté différemment par les deux hommes. L’un s’y sent empêché dans ses mouvements, engoncé, l’autre le revêt avec naturel et aisance. En parlant de Druon,  François Mauriac cité par Dominique Bona dira : « Cet homme, ce n’est pas un fauteuil qu’il lui faut mais une rangée ». Matthieu Galey parlera de « ton à l’antique » et Dominique Bona d’ajouter : « On a toujours l’impression avec Druon qu’il s’exprime depuis l’Olympe ». Quant à Kessel il est un piètre orateur. Pourtant c’est l’oncle qui remet au neveu son épée d’académicien. C’est dire si l’affection entre ces deux-là méprise leurs différences.

Kessel enfin est construit de fêlures (la mort du jeune frère, père de Maurice Druon, celle de sa première femme, la nostalgie attachée à son histoire familiale d’origine russe) tandis que Druon pourtant enfant rejeté aux patronymes changeants a construit sa vie en y plantant des « colonnes doriques » mais entre eux il n’y eut jamais de rupture, seulement une affection sans faille mêlée à une admiration réciproque.

Véronique, février 2024

Les partisans : Kessel et Druon, une histoire de famille, Dominique Bona, Gallimard, mars 2023

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