« La littérature ne [l’a] pas sauvée ». Elle lui a juste permis d’écrire à quel point elle ne l’a pas sauvée, à quel point rien ne peut « sauver » d’un inceste qui reste logé là, en plein milieu de celui qui l’a subi, en son centre. La littérature lui a juste permis d’arriver à la justesse, la seule forme de justice possible : dire les choses telles qu’elles se sont produites, puisque tout autre forme de justice est inaccessible. Rien ne peut compenser, apaiser, permettre de tourner une page, pas même la punition de l’autre, la peine de prison, qui n’enlève pas de poids si ce n’est celui de la culpabilité qu’il puisse recommencer avec d’autres tant que les choses n’auront pas été nommées, exposées au grand jour. Nommer les choses pour essayer d’empêcher que ça se reproduise. Nommer pour que l’inceste cesse de n’être que l’affaire de celui qui l’a subi car faire de l’inceste une affaire privée, personnelle, constitue pour les victimes rien moins qu’une double peine.

Dans le récit de l’inceste que lui a fait subir son beau-père, Neige Sinno s’emploie donc à nommer les choses, avec précision. Les actes, les lieux, les moments, les mots qu’il prononçait pour expliquer ou commenter ce qu’il faisait, ce qui se passait pour lui. Elle se sert des mots non pas comme d’un baume -vertu qu’en l’espèce elle dénie à la littérature – mais pour essayer d’être au plus près de la situation vécue, de la situation constitutive de l’être humain qu’elle est devenue, qu’elle sera toute sa vie sans marche arrière possible. Aucun effacement, aucun repli, n’est accessible car l’inceste est un acte irréparable planté au cœur-même de l’individu, son identité personnelle n’étant pas détachable de l’acte. Et c’est la grande force de ce livre que de donner à mesurer pleinement cela :

Relève-toi et marche n’est pas applicable dans le cas des violences faites aux enfants. Car pour les enfants, le sujet même de cette phrase, le toi de relève-toi, ainsi que le sujet de la narration, celui qui prononce les paroles pour enjoindre l’autre, celle qui écoute l’injonction, tout ce petit monde a déjà été violé, est toujours, déjà et encore dans le viol. On ne peut pas se relever et se défaire de quelque chose qui nous constitue à ce point. 

Il faut lire ce livre pour bien mesurer cela : l’inceste n’est pas quelque chose qui arrive à un individu, il contribue à former cet individu, à construire son identité. Aucune prise de recul n’est ensuite négociable avec soi pour celui qui vit ses perceptions, ses pensées à travers cet acte qui a contribué à le faire tel qu’il est devenu sans possibilité de savoir qui il serait devenu sinon. Pas de souvenir de qui l’on était avant, avant est trop lointain et indéfini, reste la personne que l’on aurait pu peut-être devenir, qu’on ne connaîtra jamais. Là est le dommage ontologique causé par l’inceste qui est trop peu vu, abordé, compris, et que ce livre permet de nommer.

Ma sœur cadette, qui a juste deux ans de moins que moi, qui me ressemble et qui vivait aussi dans la même maison, se souvient avoir été victime d’attouchements, mais avec elle il n’est pas allé plus loin. C’est quelque chose qui nous est arrivé à lui et à moi et qui définit tout ce que nous sommes aujourd’hui.

L’inceste « inexpropriable » de soi, de ses représentations, sensations, craintes… L’enfant devenu adulte le mesure et mesure qu’on l’a ainsi fait passer de l’autre côté du miroir, définitivement. Le mal existe, ceux qui ont subi un inceste le savent sans illusion possible, et ce mal partagé par celui qui l’a commis et celui qui l’a subi, reste un trait d’union qui ne peut être défait. Il faut lire ce livre pour le comprendre.

France, novembre 2023

Triste tigre, Neige Sinno, P.O.L., août 2023