Ce roman publié par Cormac McCarthy seize ans après son dernier livre, et juste avant Stella Maris, est tel la somme d’un tout qui n’est pas toujours identifiable tant de directions et de pistes sont empruntées sans qu’aucune ne soit véritablement nommée ni refermée. Bobby Western traverse littéralement cette « somme ». Il est à l’intersection de chaque morceau d’histoire qui se tisse autour de lui sans que jamais il ne parvienne à y adhérer vraiment. Quel nom déjà : « Bobby Western » ! Un nom de lonesome cowboy et c’est bien ainsi qu’il apparaît au lecteur, ombre de lui-même depuis qu’il a perdu sa sœur qu’il s’est empêché d’aimer d’un amour total, transcendant les liens fraternels. On ne voit en effet pour ainsi dire de lui durant tout le roman que l’ombre derrière laquelle Cormac McCarthy l’abrite comme pour lui épargner un surplus de réalité qui n’a plus aucune résonance pour lui.
Bobby Western en plongeur-explorateur d’épaves sous-marines a aussi été pilote de course et a brillamment étudié puis abandonné les sciences physiques, comme sa sœur s’est plongée de son côté dans les mathématiques, disciplines qui symbolisent les seules traces acceptables d’un héritage paternel dans la besace duquel la participation à la création de la bombe H figure et demeure comme un legs inavouable. Alicia, personnage principal de Stella Maris, et Bobby, personnage central du Passager sont les enfants de ce physicien dont on ne saura pas beaucoup plus si ce n’est qu’il laisse à ses enfants cet héritage impossible. Parallèlement, Alicia et Bobby s’aiment d’un amour lui aussi impossible, d’un amour qu’Alicia aurait voulu leur autoriser mais auquel Bobby s’est défendu d’accéder. D’une culpabilité à l’autre, le personnage de Bobby apparaît enserré puisque renonçant à cet amour, il a aussi perdu Alicia. Et cette mort le hante car elle représente tout à la fois une faute inexcusable et la fin de tout monde, de toute vie possible.
Le Passager est donc l’histoire de Bobby ou plutôt l’histoire de morceaux, d’intersections d’histoires dans la vie de Bobby sans Alicia, vie qui a perdu tout sens et toute direction. La vie après la vie. Dans cette vie, tout se mêle : évènements, rencontres, réminiscences, hallucinations dont souffrait Alicia et qui semblent apparaître à Bobby. Tout se mêle dans un unique flux de conscience et de narration intriquées comme si la réalité n’avait plus son poids, pas plus de poids en tout cas que le souvenir qui obsède et qui reste la seule chose qui fait sens dans un monde qui en est dorénavant dépourvu. C’est donc un univers très sombre auquel Cormac Mc Carthy nous donne accès, un monde où la beauté existe encore grâce à la poésie de l’écriture mais un monde sans espoir car avec Alicia, la possibilité-même de l’espoir est partie :
Sheddan avait dit un jour que le Mal n’a pas de solution de repli. Il est tout bonnement incapable d’envisager l’échec.
Tout remède à la solitude ne fait que la différer. Et le jour est proche où il n’y aura plus de remède du tout.
Ces phrases résument assez le sous-texte, la « morale » de cette traversée ponctuée, dans l’esprit de Bobby, de ce qu’Alicia pensait, voyait avec une forme de conscience supérieure dont elle était dotée.
Elle avait raison bien sûr. Les gens sont capables des choses les plus étranges pour éviter la souffrance qui les attend. Le monde est peuplé de gens qui auraient dû être plus disposés à pleurer.
Des regards très différents ont été posés sur ce roman, certains criant au génie, d’autres à la frustration voire à une forme d’incompréhension. Pour ma part, j’ai vraiment été portée par ce personnage et par les différentes strates de pensée, souvenir, réalité qu’il traverse de manière assez fantomatique mais poétique et philosophique. En aurait-il été de même si je n’avais lu Stella Maris avant ? Je ne le pense pas en effet, pas autant du moins car je trouve l’accès aux personnages plus aisé dans cet ordre mais, disant cela, je ne sais si je commets un crime de lèse-majesté et si pour Cormac McCarthy Stella Maris devait être lu après. Si certains d’entre vous le savent, je veux vraiment bien qu’ils me le disent ! Mais en tout cas, j’ai vraiment été complètement happée par ces deux personnages dont la portée de réflexion, la distance à la vie, l’empêchement de vivre exercent une véritable fascination sur le lecteur.
France, 6 juillet 2023
Le passager, Cormac McCarthy, mars 2023, Editions de l’Olivier