Quand le requin dort, de Milena Agus

C’est un de ces courts romans dans lesquels tient tout un monde : dans la Sardaigne d’aujourd’hui, une jeune fille et sa famille un peu fêlée : tante et ses fiancés, frère, père et ses maîtresses, mère, grand-parents… Tous y sont à la recherche de l’amour ou de l’ailleurs, dans un mouvement qui nous prend, nous lecteurs, et nous entraîne, à la fois amusés et déconcertés, attendris et bouleversés.
Elle, notre héroïne, croit qu’aimer c’est accepter tout de Lui, l’homme marié aux désirs sadomasochistes. Ce qu’il lui offre, n’est-ce pas un peu de l’amour ? N’est-elle pas un vilain petit canard qui ne mérite guère plus ? Il est vrai qu’elle manque de modèle féminin à suivre, entre sa mère si fragile et sa tante, si belle, qui ne parvient pas « à garder un homme ».

«Ma tante dit que ses fiancés, avec elle, ils couchent, ils rient, ils discutent de choses importantes mais après ils s’en vont. Et je me demande ce qui manque à l’amour, si on couche, on rit et on parle.»


Le ton de Milena Agus, entre crudité et poésie, est un des grands plaisirs de cette lecture : la crudité des rapports entre Elle et son amant, la poésie d’autres pans de sa vie. Par exemple, le jardin du toit-terrasse collectif, ancien dépotoir métamorphosé par sa mère.

« Jour après jour maman a essayé de lui donner une dignité. Les objets mis au rebut ont pris de nouvelles couleurs et de nouvelles fonctions. Des années et des années avant de comprendre que là-haut, où le siroco souffle trop fort, peuvent pousser le myrte et le lentisque, que sous le banc même les violettes résistent et que les roses qui ont l’air fragile défient le soleil brûlant et le mistral, pour peu qu’elles aient un mur derrière elle. Des années et des années à respecter les heures et à tenir compte des lunes. Toute la douceur et la patience de Maman, et le dépotoir là-haut est devenu un paradis de délices.»


Le deuxième plaisir de lecture, est de suivre le parcours de chacun de ces êtres cabossés, tentant de sortir du requin, symbole du malheur, lorsqu’il dort, tels Pinocchio et son père cherchant à s’échapper du ventre de la baleine. Quel défi ! En effet, il paraît que les requins ne dorment jamais…
Au centre de ce roman se trouve aussi la question de la normalité. Quelle vie peut être considérée comme « normale »? Ne sommes-nous pas tous (plus ou moins intégrés, plus ou moins fêlés) des bricoleurs de nos vies ? Il faut faire avec ce que la vie nous offre, une histoire, une famille, des rencontres… et fuir le destin (ou notre propre inertie) entre deux claquements de mâchoires de cette bête qui veut notre peau.

Quand le requin dort est le premier roman de Miléna Agus que nous connaissons en France depuis la sortie de Mal de pierres en 2007, qui a fait sa notoriété à la fois en France et en Italie.

Isabelle, le 9 janvier 2022

Une réflexion sur “Quand le requin dort, de Milena Agus

  1. Très bel article qui donne « envie »… Le sujet, passionnant, est exalté par une prose se lovant dans les mots de l’autrice pour les porter, vivants, jusqu’à nous.

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