Le titre du recueil de nouvelles d’Ella Balaert publié aux éditions Des femmes – Antoinette Fouque, accroche, suscite des interrogations. Le livre, une fois que j’en ai commencé la lecture, n’a pas déçu un instant ma curiosité : je suis entrée dans un monde merveilleux dans lequel réel et surnaturel s’entrelacent subtilement.
Les dix-sept nouvelles sont toutes dotées d’un titre qui désigne un animal. C’est ainsi qu’on y rencontre des poissons rouges, une araignée, un faucon, un vieux matou, des chiens et même une amibe et bien d’autres représentants du règne animal dont la valeur symbolique révèle de manière féroce et parfois malicieuse le versant obscur de l’âme humaine, ses pulsions secrètes, les conflits impitoyables qui opposent les hommes aux femmes, les puissants aux faibles, les adultes aux enfants…
C’est un monde étrange et mouvant dans lequel les frontières entre animaux et humains, rêve et réalité, vie et mort vacillent en permanence, un monde peuplé d’êtres en phase d’hybridation, de personnages aliénés par une existence absurde, perdus dans le cheminement de leurs voies intérieures ; solitude de femmes négligées ou maltraitées par des hommes, et qui revivent leur traumatisme sur un mode hallucinatoire, errance transgénérationnelle qui conduit à la compréhension de la finitude humaine. Le réel surgit constamment du magma fascinant du fantastique.

A moins qu’inversement le réel ne se teinte de fantastique dans un processus de déréalisation au cours duquel interviennent de multiples ruptures dans le fonctionnement mental des personnages : rupture du processus de mémoire chez Fortunato qui voulant saisir tous les mots, n’en retient aucun (Le bourdon) ; rupture de conscience chez Virginie qui « se laisse éparpiller en lambeaux d’être » (Le cheval) ; rupture du processus identitaire chez Jean Lestingois « on était deux Jean Lestingois assis sur le même banc. (…) en était-il un de plus vrai que l’autre ? » (Le Bernard – l’ermite), remise en question de son propre corps chez Johanna qui mène jusqu’à l’absurde sa quête de perfection et qui, impassible statue, finit par devenir totalement étrangère au monde dont elle avait voulu suivre les règles patriarcales (Le faucon). La perception des objets, de l’environnement est altérée : le calepin de Fortunato devient « un animal flapi dont ne surnagerait qu’un œil flasque, globuleux – et qui le fixait. » (Le bourdon)
C’est toute une galerie de personnages qui se sont dissociés du réel et vivent dans une autre dimension, celle du rêve, celle du délire ou de la manie. On pense ici à la citation de Edgar Poe que l’autrice a placée en exergue de son recueil :
Ceux qui rêvent éveillés
ont connaissance de mille choses
qui échappent à ceux qui ne rêvent qu’endormis…
Chaque histoire s’ouvre sur un univers nouveau dans lequel la problématique, finement tissée de merveilleux, est à chaque fois renouvelée ; la chute, toujours, nous surprend.
La langue est intéressante : divers registres s’y côtoient. L’autrice aime les mots ; elle peut user d’un langage terre à terre calqué sur le mode de vie et de pensée de certains de ses personnages, mais peut aussi émailler son écrit de multiples mots rares parfois inconnus du lecteur, qui les accueille cependant avec délectation sans forcément ressentir le besoin de leur chercher une définition.
Pour Ella Balaert, le rôle du langage est important : il y a le langage du réel, celui qui nomme les choses, établit la clarté et ordonne le monde : elle fait partager à nombre de ses personnages son amour des mots, un amour qui vire chez eux à l’obsession : l’un d’eux collecte avec frénésie les mots les plus improbables et vogue sur les espaces enchantés qu’ils ouvrent à son imagination.
« Il recopia le mot à la première page de son carnet avec un sentiment exaltant de reconquête et de pouvoir sur la matière, il répéta « rêvoir » et des créatures fabuleusement belles vinrent s’abreuver au lavoir du rêve. »
Le bourdon
Un autre se confronte constamment au vocabulaire, il cherche vainement quelque chose qui resterait en deçà du langage, qu’il ne pourrait donc pas maîtriser en le nommant et cela afin de pouvoir ressentir cette ultime émotion qu’est l’effroi dont l’intensité lui permettrait d’accéder enfin au sentiment d’exister. « D’un mot bricolé, plus ou moins savant, il réussissait toujours à réduire l’inconnu au connu, la nuit au jour, le mystère à la science. »
En nommant patiemment toute chose, l’homme ordonne sa vie, lui permet d’avancer dans ce qu’il rend familier par le langage, mais ne court-il pas le risque de limiter ainsi son existence ? Exemple extrême, Virginie met en œuvre toutes ses énergies vitales, « celles qui font parler, marcher, encore un pas, encore un mot-mais pour quoi faire, avancer ? Pour où, pour quoi ? » (Le cheval)
« Tant qu’il parle, l’homme survit » peut-on lire dans une autre nouvelle (L’oie), où un journaliste fait prisonnier n’obtient à manger qu’en échange de pages écrites. A force de « gaver du papier, exsangue de mots« , il est devenu obèse et objet de peur et de curiosité pour un public moutonnier.
Alors s’il s’agit de survie et non de vie, est-ce à dire que la vraie vie échappe au langage ?
« Y a-t- il un mot pour ce qui est réel sans l’être dans la réalité ? se demande Virginie (Le cheval), une dormeuse éveillée à la façon de Poe.
L’homme peut-il trouver les mots pour appréhender cette autre dimension du réel ? On est renvoyé une fois de plus au texte de Edgar Poe :
Ils saisissent par lambeaux quelque chose
de la connaissance du Bien
et plus encore de la science du Mal.
Il y a chez Ella Balaert un langage réel/surnaturel qui instaure bel et bien une rupture avec l’ordonnancement du monde ; les combinaisons savantes de ses mots laissent deviner la présence de zones d’ombre et de chaos que le lecteur perplexe a parfois du mal à percevoir mais qui marquent son imagination. Il y reviendra sans doute… le fantastique comme révélateur d’une autre réalité ?
« Au soir du dixième jour, Mathias monte tout en haut de la montagne implorer les dieux tout–puissants de donner, la prochaine fois, bonne et humaine descendance à Flora, sa bonne biquette, ardente à grimper, bonne laitière et si douce à la chose, le poil tendre, et la grotte humide. »
Le bouc
On peut lire et relire ces dix-sept nouvelles, on est sûr d’y découvrir à chaque lecture quelque chose de nouveau qui au-delà de l’esthétique de la forme fera sens pour le lecteur.
Marie-France, le 21 avril 2021
Bravo Ella. Je souscrisà chaque mot de ce compte-rendu, tu penses bien!
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