Tahar Ben Jelloun – Journal indien

tahar-ben-jelloun1Cet article est paru le 17 février 2013 dans le journal italien La Repubblica. Sa traduction nous est ici proposée par Baptiste Chauveau. 

L’auteur Tahar Ben Jelloun retourne en Inde après vingt années. Il retrouve un pays encore en proie aux violences et aux injustices ‘‘mais qui cherche sa propre voie vers la modernité’’. Dans les notes de voyage que l’écrivain franco-marocain a rédigées  pour  La Repubblica, on découvre les milles contradictions de la plus grande des démocraties.

L’auteur
Tahar Ben Jelloun est né à Fez, au Maroc, en 1944 et vit à Paris depuis 1971. Il a enseigné la philosophie et la psychologie sociale. Parmi ses livres, Le racisme expliqué à ma fille.

Lost in Jaipur, notes éparses du nouveau monde. Vingt années se sont écoulées depuis mon premier voyage en Inde. J’arrivai alors en plein jour. À peine descendu de l’avion, je me souviens avoir éprouvé un choc physique : l’Inde a ses odeurs spécifiques qui accueillent le visiteur et le submergent immédiatement dans un authentique dépaysement. Odeurs d’épices, de parfums, air pollué, senteurs d’une humanité qui vit, se bat et ne s’arrête pas pour te regarder. La vie avec ses rythmes et son mouvement perpétuel. Une vie qu’on arrache avec les dents.

Cette fois-ci, j’ai débarqué de nuit. Pas d’odeurs. Un aéroport propre, efficace. Pour arriver jusqu’au poste de police j’ai marché un bon bout de temps. Des couloirs infinis, des sols couverts d’une moquette assez laide. Alors que je marche, je suis obsédé par les images du film de Kathryn Bigelow Zero Dark Thirty, vu à Paris juste avant mon départ. La chasse d’Oussama Ben Laden, ennemi numéro un des Etats-Unis (et du monde). L’Amérique se venge. Pourquoi ce film me vient-il à l’esprit ?

Chaque fois que je pense à l’Inde, je me rappelle la tragédie de Bhopal, en 1984, quand un gaz létal s’échappa de l’usine américaine de pesticides Union Carbide, causant les trois premiers jours huit mille morts, définis par quelqu’un comme ‘‘les plus chanceux’’. La négligence criminelle de Warren Anderson, propriétaire de l’établissement, fit en tout vingt mille victimes, et plus d’un demi-million d’êtres humains contaminés. Cet homme a fui, et n’a pas encore été arrêté. Je repense à cette catastrophe et au film de Bigelow parce qu’en lisant un article de Arundhati Roy, auteure du roman Le Dieu des Petits Riens, j’ai été frappé par une phrase : « Lors d’une manifestation en mémoire de ces morts, une femme qui avait perdu toute sa famille portait une pancarte avec ces mots : ‘‘Vous qui cherchez Oussama, donnez-nous Warren Anderson ».

La fascination de l’engorgement. À Jaipur a lieu un des plus importants festivals littéraires du monde. La ville est à deux cent cinquante kilomètres de New Delhi : six heures de voyage. La première chose que je remarque, par rapport à ma précédente visite, c’est le grand nombre de voitures privées : les Indiens ont découvert la fascination de l’engorgement. La seconde c’est que l’anglais est toujours plus répandu. En Inde, on le parle plus que dans n’importe quel autre endroit du monde, car il sert de véhicule de communication entre les différentes ethnies, dont vingt-huit sont reconnues. Constructions chaotiques, baraques, logements de fortune. Vacarme incessant : klaxons, moteurs. Je remarque que quelques lampadaires datent d’avant la guerre : fils qui pendent ou abandonnés sur le bord de la route. Peu d’espaces verts. Ici et là des ponts inachevés, des constructions abandonnées, des édifices vides au milieu d’amas d’ordures à ciel ouvert. Deux superbes éléphants décorés s’avancent dans la même direction que les voitures. Quelques vaches semblent agacées.

Veille du Mulud, anniversaire de la naissance de Mahomet : la vente d’alcool est interdite pendant deux jours. C’est le Dry Day, généralement accepté comme signe de respect pour les musulmans d’Inde (cent trente millions environ : 13% de la population). Cela ne veut pourtant pas dire que l’islam soit vu d’un bon oeil. Il y a eu des attaques de musulmans dans la région de l’Assam, mais aussi à Bombay et à Jaipur.

Je visite le centre historique de Jaipur en compagnie de Romain, un ami français qui parle parfaitement l’hindi. Notre chauffeur s’appelle Shankar. Il est croyant. Lorsque Romain me présente, me qualifiant d’écrivain, il lui demande : « Qu’est-ce qu’il veut faire comprendre aux gens dans ses écrits ? » Une question pertinente. Je lui réponds : « Je parle de la solitude : celle de chacun et de nous tous ».

Le viol et le meurtre d’une fille de vingt-trois ans, qui s’est passé le 16 décembre, ont provoqué une immense vague d’indignation, si bien que les forces réformistes et féministes ont réussi à se faire entendre. La condition des femmes est dramatique. La victime était une étudiante en médecine, la classe moyenne s’est identifiée à elle et a fait éclater le scandale. Malheureusement, dans les campagnes et dans les couches de population les plus pauvres, les cas de filles maltraitées et violées sont très nombreux.

Les Indiens s’adaptent facilement au système des castes et des inégalités, qui parfois revêtent un caractère esclavagiste. Shankar m’a dit : « Nous aimerions être modernes, mais pas comme en Occident ». Le racisme existe, et la manie qu’ont les femmes de s’éclaircir la peau nous le montre. Elles dépensent beaucoup d’argent pour ressembler aux blanches.

À Jaipur, les mariages sont pour la majorité encore arrangés entre les familles. L’épouse est tenue d’offrir une dot (or, argent et une voiture), et avec le mariage elle rompt tout lien avec sa famille d’origine pour se soumettre à celle du mari. Si par malheur elle devenait veuve, elle serait rejetée par tous. Il existe un hospice pour veuves. Les infanticides sur les nouveaux-nés sont encore fréquents, et l’Etat a du mal à les empêcher. La loi interdit aux médecins de révéler le sexe des embryons, pour éviter que devant la perspective d’une fille le couple ait recours à l’avortement. Mais le problème plus préoccupant aujourd’hui est celui des infanticides : parfois il arrive qu’une femme, après avoir donné jour à une fille, s’en débarrasse avec le consentement de tous.

Scandale au Littérature Festival. Jaipur compte beaucoup sur le tourisme. Mais la pauvreté est visible. Les ordures abandonnées le long des routes attirent chiens et cochons affamés. Un groupe de mendiants est rassemblé devant un petit restaurant. Romain m’avait dit : «Nous allons au Médina Hotel, c’est le meilleur ». Mais le manque d’hygiène me bouleverse. Les odeurs d’épices me donnent la nausée. Je mange un plat de crêpes appelées naan, le muezzin appelle à la prière.

Shankar nous invite à prendre le thé chez lui. À côté de la porte d’entrée de la petite maison verte sont attachées quelques vaches amaigries. Ici habite toute la famille : les parents et les frères avec femmes et enfants. Nous montons sur la terrasse. Une petite fille est en train de manger, assise par terre. Une souris passe. Shankar et ses frères mâchent le paan, une herbe fortement épicée. Le thé, inévitablement au lait, est très sucré et épicé. Shankar me présente comme « l’homme qui parle de la solitude ». Et il ajoute : « Nous sommes tous frères : les hommes sont comme les fleurs : certains sont rouges, d’autres blancs, d’autres encore sont jaunes… ».

Scandale au Jaipur Littérature Festival : pendant un débat, le sociologue Ashis Nandy affirme que la corruption s’est étendue à la caste des Dalit (les intouchables, tout en bas de l’échelle sociale). Protestations dans la presse et arrestation de Nandy. La démocratie indienne ne transige pas sur les questions de principe. La liberté d’expression revendiquée par l’orateur ne permet pas la calomnie. Et pourtant la corruption est un fléau qui se répand partout. Si en Inde la croissance est de 5%, c’est aussi parce que ce pays ferme les yeux sur de telles pratiques.

Avec les étudiants de Chandigarh. La ville a été conçue et dessinée par Le Corbusier. Ce fut Nehru qui demanda à l’architecte de construire cette ville, devenue la capitale du Punjab.

Sentiment de solitude et de mal-être. L’immense foule de pauvres qui travaille sans répit, la ville blanchie de poussière, les routes éventrées par les travaux : tout cela me donne l’impression de m’être perdu dans un monde où je n’ai aucune emprise. L’anglais rudimentaire parlé par les gens m’est incompréhensible. Quelques étudiants m’amènent visiter les sites touristiques. Tout d’abord l’immense lac puis le Rock Garden conçu par l’artiste Nek Chand après la séparation de 1947 : bouleversé par la vue des immenses amas de décombres après les destructions, il décida de les récupérer et de les réutiliser. Un jardin de pierres, de roches, d’objets quotidiens recyclés comme des oeuvres d’art : murs faits de prises électriques en plastique et fragments de porcelaine, statuettes de danseuses ou d’animaux.

Quelques étudiants me proposent un débat sur la société indienne : les castes, les mariages arrangés et les infanticides. Les castes existent toujours, mais l’Etat fait tout pour dépasser les discriminations. Aishwarya, 22 ans, qui a fini depuis peu ses études, me dit : « La démocratie fait ce qu’elle peut, mais pour changer les mentalités il faut du temps ».

Le ciel blanc au-dessus de New Delhi. Le voyage retour vers Delhi est interminable. Partout des chantiers, des travaux en cours. Déjà à cinquante kilomètres de la ville, le ciel devient blanc. Ce n’est pas du brouillard, mais quelque chose de pire : un épais nuage de pollution. L’eau potable manque. Des collines d’ordures sont abandonnées aux invasions d’oiseaux noirs et d’autres animaux. Les voitures en circulation sont pour la plupart japonaises ; les autres proviennent du groupe industriel indien de Ratan Tata. J’ai vu une Renault ! Mais pas une seule Fiat, et pas de Volkswagen non plus.

Le développement de l’Inde avance a un rythme soutenu. Par rapport à mon premier voyage, je remarque qu’il n’y a plus de personnes endormies sur les trottoirs.

Un pays immense, une population qui rivalise avec celle de la Chine. Le protectionnisme économique ne laisse pas beaucoup de place à l’importation. Les produits importés sont accablés de taxes excessives, décourageantes pour tous. L’Indien est nationaliste et susceptible ; il est raffiné et lié à la spiritualité ; moderne, mais attaché à la tradition, y compris les plus anachroniques. De fait, il est difficile de le définir. Mieux vaut aller voir soi-même. Et surtout, enfin, ne pas juger.

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