Les terres indomptées, de l’écrivaine américaine Lauren Groff, est à la fois un roman d’aventures, une fable écologique et féministe, une fiction historique.
Le grand intérêt du roman réside avant tout dans l’écriture magnifique et dense, nourrie de métaphores, qui emprunte son rythme et certaines tournures à la langue anglaise du 17e siècle, la langue de Shakespeare. Texte remarquablement traduit par la traductrice Carine Chichereau qui s’est particulièrement attachée à la musique du texte de Lauren Groff pour l’exprimer en français. C’est une langue propre à jeter des ponts entre réalité et surnaturel. Elle donne vie à l’imaginaire et traduit la symbiose entre les différentes formes du vivant.
Transporté par cette langue pleine de vitalité, le lecteur accompagne, tout au long des 250 pages du roman, une jeune fille dans sa course éperdue. Pour échapper à la violence des hommes, celle-ci s’est engagée dans une contrée sauvage où se déploie une nature écrasante et inviolée, juste peuplée ici et là par quelques tribus indigènes, le peuple de ces lieux, qui y ont trouvé leur place.
Nous sommes au 17 e siècle, époque à laquelle des groupes de familles anglaises tentèrent la traversée de l’Atlantique pour s’établir sur les terres vierges au-delà de l’océan qui seront bien plus tard les Etats Unis. Ils y fondèrent la première colonie anglaise en Amérique, Jamestown, en Virginie. Plus que la nature sauvage, la jeune fille semble redouter la cruauté de l’homme lancé à sa poursuite depuis le fort de Jamestown. Pourquoi la poursuit-il ? Nous ne l’apprendrons qu’à la fin du livre. Elle, elle n’est rien, rien qu’une orpheline recueillie dans un asile et asservie par la riche famille anglaise qui l’a achetée et la soumet à ses caprices. Elle n’a même pas de nom, sinon celui de Lamentations qui, dans cette société puritaine, évoque sa souillure première :
A l’asile pour les pauvres, on lui avait donné le prénom de Lamentations pour ne point oublier qu’elle était entachée de péché, (…) afin qu’elle portât toute sa vie l’opprobre de sa mère, qui, sans nul doute, ou presque, avait été une prostituée.
Alors comment se fait-il que cette jeune servante, qui n’a jamais connu qu’un milieu urbain anglais, se retrouve dans ces territoires sauvages ? C’est ce que nous raconte l’autrice au fil de son récit. Dans sa course inexorable vers une hypothétique délivrance, les terres du nord peuplées de Français, la jeune héroïne revient en pensée sur son passé, se remémore sa vie en Angleterre, évoque la terrible tempête lors de la traversée vers le nouveau monde et la vie au fort de Jamestown interrompue par les maladies et la famine. Ce récit est d’abord une histoire de survie solitaire dans un territoire quasiment vierge de toute empreinte humaine. Confrontée au froid glacial de la fin de l’hiver, notre « survivaliste » déploie des trésors d’ingéniosité pour ne pas mourir de faim, de froid et de peur. Son esprit constamment en éveil reconnaît les dangers potentiels, elle leur oppose une résistance opiniâtre. Mais le combat est inégal et extrêmement douloureux :
(…), frêle était-elle, osseuse, menue, telle une enfant, réduite par la faim à presque rien, à sa racine, ses nerfs, ses fibres, ses tendons. Bien qu’affamée et aveuglée par les ténèbres, elle était vive.
Le lecteur s’installe à la suite de la fille dans le respect des contraintes répétitives par lesquelles elle assure sa survie, contraintes qui deviennent de véritables rituels.
L’autrice décrit avec une grande précision, dans un langage parfois très cru, les maux qui assaillent son corps, les blessures qui entament sa chair et le retour à une animalité dictée par une pulsion de vie menacée par un milieu hostile.
Dans un état d’épuisement total, son esprit divague parfois sous l’emprise de la fièvre, il est la proie de rêves éveillés, de songes et de visions qui lui restituent des fragments et des acteurs de son passé. Progressivement, la jeune fille se fond dans cet écosystème où elle trouve sa nourriture, ses outils et des remèdes, où même les ours lui semblent avoir une âme :
En regardant cet ours face à la cascade, elle sentit dans sa chair le même émerveillement qui parcourait la bête, et au fond d’elle, elle éprouva un changement dans sa compréhension du monde.
Elle-même devient flocon, racine, arbre, nuage…
Elevée dans l’amour de Dieu, elle croyait en sa justice, elle pensait que tout arrive selon sa divine Providence. Cette foi va perdre de sa force au fur et à mesure de sa douloureuse progression dans les terres indomptées où elle est libre au milieu de nombreux périls et seule guide de sa destinée. L’autorité des prêtres, tellement pesante dans ce monde puritain, lui apparaît désormais bien dérisoire :
Et cela signifiait aussi que, quand les prêtres parmi les plus saints de la ville (…) parlaient au nom de Dieu, ils n’exprimaient qu’une infime partie d’une vérité plus vaste.
Cette vérité que peu à peu elle entrevoit, donne tout son sens à l’installation des Anglais dans ce nouveau monde, installation qui est colonisation. Elle a fait l’expérience de leur avidité et de leur soif de pouvoir et condamne les violences faites aux peuples premiers.
Non, dit-elle, car la malédiction des Anglais s’abattra aussi sur ces lieux reculés. Elle s’étendra sur cette terre, elle infectera ces contrées, dévorera les peuples qui étaient là les premiers (…) Ils étendront cette domination jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, ensuite, ils s’entre-dévoreront. Je ne suis pas des leurs. Ne le serai jamais.
Au bout du chemin, consciente de l’asservissement dans lequel on l’a tenue, en tant qu’être humain et en tant que femme, elle sera devenue une autre :
Car, qu’est-ce qu’une fille, sinon le réceptacle du désir des hommes ?
Dans sa grande solitude, la douleur et l’amertume de cette prise de conscience la brisent, les larmes coulent à l’évocation des souvenirs. Mais ces accès de désespoir ne s’imposent pas totalement, ils sont traversés par des moments de grâce au contact de la nature.
C’est une faute morale de manquer la beauté du monde, dit une voix dans sa tête.
Dans une langue riche et sensuelle qui explore aussi bien la dévastation du corps et de l’esprit, que le désir, le plaisir simple et la douceur de l’amour, Lauren Groff aménage à Lamentations un espace de réflexion qui conduit la jeune fille à l’émancipation.
Ces réflexions font écho à nos problématiques actuelles : l’esprit de violence et de domination, la colonisation, notre rapport à la nature, aux animaux, la nécessité d’émancipation des femmes…
L’autrice américaine sera à Saint Malo les 10 et 11 juin, invitée par le salon du livre Etonnants voyageurs. Les Liseuses y seront aussi : aussi me ferai-je un plaisir d’assister à la conférence donnée par Lauren Groff et d’en apprendre davantage sur son rapport au monde qui l’entoure, sur sa vision de l’écriture comme accès à un monde spirituel.
Lauren Groff a ouvert une librairie avec son mari en Floride où elle réside ; à ses yeux, c’est un geste politique…
Marie-France, mai 2025
Les terres indomptées, Lauren Groff, Editions de l’Olivier, janvier 2025