25 ans. Ce roman d’Alice Ferney est sorti en 2000, il y a 25 ans. Je suis stupéfaite que les questions posées par ce chef d’œuvre soient aussi contemporaines. Pourtant, j’ai lu certaines critiques récentes disant « Heureusement que les choses ont changé ». Non, rien n’a changé. La relation à l’autre est toujours aussi compliquée et chacun fait comme il peut.
Le pitch
Alors que plusieurs couples se retrouvent pour une soirée (les hommes d’un côté à regarder du sport à la TV, et les femmes à manger et à papoter), deux personnes manquent à l’appel : Pauline a prétexté un repas professionnel laissant son mari rejoindre les autres et Gilles ne souhaite pas aller à cette soirée où son ex-femme risque d’être. Ces deux-là sont ensemble, à se découvrir par les mots et les silences créant un sentiment de proximité. Ainsi débute l’histoire avec différentes conversations autour de l’amour, du couple où chacun, chacune, donne sa version des choses. Le roman se termine de nombreuses années plus tard et donne l’occasion de voir comment la vie s’est écoulée pour chacun d’entre eux.
L’intimité
C’est un thème auquel Alice Ferney est très attachée. L’un de ses romans, sorti en 2020 portera d’ailleurs ce titre. L’autrice définit l’intimité ainsi : c’est un territoire à la fois affectif, physique et conversationnel. À l’intérieur de la vie privée, le territoire intime est celui où l’on laisse rentrer ceux que l’on choisit. Dans son roman, L’intimité, deux personnages vont établir une intimité conversationnelle mettant en place une communion sans former un couple (il s’agit du père de famille et de sa voisine, dont la relation n’est pas au centre du roman mais qui a interpellé la réalisatrice Carole Tardieu puisqu’elle vient d’en faire un film : L’attachement). Moi qui ai découvert Alice Ferney depuis peu, je dévore chacun de ses romans en tissant ainsi leurs thèmes communs.
Dans La conversation amoureuse, les personnages vivent des intimités singulières et différentes. L’union de deux personnes peut permettre à chacun de s’épanouir mais également de réduire à néant la vie de l’autre.
Prenons l’exemple d’Henri qui aime Mélusine comme un enfant aime sa mère c’est-à-dire sans pouvoir envisager de la perdre :
Cette adoration n’avait pas suffi. Il avait cru qu’un mari aimant faisait la vie d’une femme, et ainsi la vie de Mélusine avait manqué de ce que l’amour ne donne pas : une place que soi-même on creuse dans le monde.
En peu de mots, Alice Ferney met le doigt sur la souffrance de nombreuses femmes.
De son côté, Gilles, considère qu’il n’y a rien de tel qu’une inclination réciproque pour livrer une femme à la beauté. Ainsi Pauline est embellie « de l’aisance qui accompagne la confiance en soi ».
Il éprouve un sentiment de gémellité secrète pour Pauline. Qui ne rêverait pas de plus parfaite intimité ?
Cette femme était une sœur, une semblable. Jamais il n’avait rencontré un être qui lui ressemblât à ce point.
La voix
L’intimité passe également par la voix. Des mots qui touchent, qui pénètrent au point de provoquer une forme d’érotisme.
Tous les mots qu’il avait dits s’étaient suspendus quelque part en elle. Ils scintillaient chaque fois qu’elle se les rappelait, ils bruissaient dans la texture sensuelle et feutrée de la voix…La voix peut être aussi préhensible qu’un corps. Elle entre alors en vous plus loin que ne le fait un sexe. Que peut une voix ? Se disait l’amoureuse. Une voix peut vous habiter, se loger au creux du ventre, en plein dans la poitrine, au bord de l’oreille, et harceler ce qui en vous est le besoin d’amour, l’attiser, le soulever comme le vent la mer.
Le couple
Je pensais m’ennuyer en lisant ce roman. L’idée de suivre les points de vue de plusieurs couples, d’écouter leurs conversations me fatiguait à l’avance. Mais la construction de ce roman nous entraîne sur différentes scènes en même temps comme si nous avions des caméras suivant ces multiples échanges à des endroits différents. Happée par la curiosité et ce processus narratif, j’étais au contraire toute ouïe. Pendant la préparation de cette soirée entre copains, certains se disputent quand d’autres boivent déjà pour oublier leur vie morose. Durant la soirée, du côté des hommes, le divorce de Gilles est source à réflexions partagées (ou pas) sur le couple. Pourquoi les femmes partent ? L’indépendance matérielle de celles-ci est-elle un avantage ou un inconvénient ? Ceux qui ne parlent pas s’interrogent sur la relation avec leur épouse.
Il savait que son mariage n’était pas une alliance mais un contrat par lequel il était devenu pourvoyeur.
Les femmes de leur côté se dévoilent. Chagrins, bonheurs et doutes sont l’occasion de conversations sur l’amour. Il y a celles qui se contentent de vivre et celles qui interrogent ce qui est.
L’une pense qu’on a trop intérêt à aimer :
Un vrai amour devrait être gratuit. Il devrait être tout entier pour l’autre, pour sa liberté, pour sa vie. J’ai souvent pensé qu’une femme bien mariée pouvait donner cet amour-là à un deuxième homme, celui avec qui aucune vie ne peut plus être partagée. Tu veux dire un amant ? dit Mélusine. Pas forcément, dit Louise. Un homme qui pourrait être un amant, mais, dit-elle, on n’a pas forcément l’envie ou le temps d’avoir un amant et on peut néanmoins tomber amoureuse après son mariage… Dans ce cas, dit-elle, on a la chance de vivre un véritable amour, je veux dire un amour qui ne rapporte rien, qui n’exige rien, un simple sentiment.
L’intimité est le lieu de la confidence et du secret.
Amoureuse de deux hommes
Une grande partie du roman s’intéresse à l’infidélité. C’est un bien vilain mot, souvent lourd de souffrance et de trahison et pourtant ce n’est pas ainsi qu’Alice Ferney nous présente les choses. Car dans l’histoire qui nous est comptée, l’amour pourrait être démultiplié.
L’amour qu’elle éprouvait pour son mari n’était pas altéré. Ce n’était pas la faiblesse du sentiment conjugal qui avait placé un autre homme sur sa voie… Il ne réclamait pas qu’elle se privât d’aimer, qu’elle se morfondît dans un seul amour quand elle était capable d’en contenir davantage. Qui étaient-ils chacun vis-à-vis de l’autre pour verrouiller leurs cœurs ? La vie faite et enviable n’interdisait pas les secrets : elle ne permettait rien d’autre. Une bouffée d’amour pour son mari la prit, à songer qu’il avait cette sagesse, l’intelligence de la vitalité, et qu’il n’y avait entre eux aucun dissentiment sur ce point. Il lui sembla capable de tout comprendre, et de pardonner mieux que le monde qui n’excuse rien.
Une femme aimant son mari nous est donc présentée. Mais une femme qui, malgré cet amour, tombe amoureuse d’un autre homme. Auprès de son mari, elle trouve la paix quotidienne de la tendresse réciproque, et avec l’autre les moments extraordinaires de l’émotion amoureuse. Alice Ferney nous parle d’un amour que l’on ne cesse de poursuivre et « que l’on tient avec des mains de savon » c’est-à-dire toujours prêt à disparaître. Pauline ne peut aimer son mari de cette façon puisqu’elle l’a auprès d’elle de façon permanente et rassurante, « un amour qui mûrissait sans perdre son objet ». Pour autant, elle est lucide sur la place que chacun occupe dans sa vie :
Je vous aime mieux que mon mari, parce que de lui j’attends toutes sortes de choses, je suis intéressée à lui… Il est ma vie, tandis que vous ne m’êtes rien, dit-elle… Je veux dire que de vous je n’attends rien.
Les romans d’Alice Ferney ont cela en commun, qu’ils nous bousculent. L’autrice ne prend jamais parti, elle ne fait qu’ouvrir des horizons et nous laisse parfois à la fin d’un roman, envisager une vision des choses loin de nos retranchements. Dans La conversation amoureuse, j’ai le sentiment qu’elle cherche à enlever les étiquettes qui existent dans notre société sur les liens entre les êtres. L’intimité n’est pas exclusivement réservée aux relations de couple ou d’amitié. Elle veut peut-être aussi nous dire que c’est notre état d’esprit qui fait la qualité de notre vie.
Babeth, février 2025
La conversation amoureuse, Alice Ferney, Actes Sud, 2000