« Ils nous ont réveillés en criant. Nous étions couchés sur nos lits de camps dans l’immense tente verte. Pas un des douze ne se risquait à ouvrir la bouche. Pas un n’osait bouger dans son sac de couchage. J’ai tourné la tête dans le lit d’à côté. Dans la lumière opaque de l’aube, j’ai trouvé le visage de mon frère qui, lui aussi, me contemplait, m’interrogeant du regard sur ce qui se passait dehors, ce que signifiait tous ces cris…Quelqu’un s’approchait de notre tente… Sur le seuil se dressait la silhouette de Samuel Blum, notre instructeur, notre ami et protecteur inconditionnel, mais à présent vêtu d’un uniforme noir, une matraque à la main, éructant des cris et des ordres qu’aucun enfant allongé-là ne comprenait. Sur son bras gauche- il m’a fallu un moment pour m’en rendre compte-marchait une énorme tarentule. »
Ce qui m’a en premier lieu attirée vers ce livre, c’est cette couverture. Ce jeune enfant casqué, au garde à vous et tenant une arme aussi haute que lui, ça dérange. Il a ce regard dur et défiant d’un être qui a vu et vécu des choses trop difficiles pour son âge. Il m’a saisie quand je suis passée devant le rayonnage, et m’a surtout interrogée. J’ai eu besoin d’en savoir plus, j’ai acheté ce livre de cet auteur que je ne connaissais pas et je ne l’ai pas lâché. Un livre qui mérite selon moi l’honneur qui lui a été fait.
Eduardo Halfon est né au Guatemala en 1971 et y a passé une partie de sa jeunesse. C’est à l’âge de 10 ans, qu’il fuit son pays en pleine guerre civile et émigre aux Etats Unis avec sa famille, s’installant dans le sud de la Floride. A 13 ans, il reprend le chemin de sa terre natale pendant les vacances scolaires afin de participer à un camp destiné aux enfants juifs dans les montagnes de l’Altiplano. Il ne veut pas y aller, mais son père l’y oblige. Les parents d’Eduardo sont juifs, la pratique est inscrite dans l’histoire familiale et le jeune homme fait tout pour s’y soustraire. Le gouffre se creuse trop profondément entre ce père, héritier d’un parent polonais revenu des camps de la mort et cet adolescent rebelle qui rejette ses racines : la langue de son pays et son judaïsme.
Mais ce camp d’été, appelé le « Mahané » et tenu par l’instructeur Samuel Blum, va prendre un tournant sombre. C’est le souvenir de cet évènement marquant qu’Eduardo Halfon nous raconte. Cette « expérience d’enfant » changera à jamais son regard sur le monde. Et d’ailleurs, n’était-ce pas l’objectif du départ quand ses parents l’y ont inscrit, lui et son frère. Je me demande s’ils savaient réellement, ce que leurs enfants allaient vivre ce jour-là…Je n’ai pas réussi à avoir la réponse.
Au matin de la quatrième journée et durant 24 heures, les douze enfants du camp vont être plongés dans une forme de reconstitution des camps de concentration où les tâches, les ordres et les châtiments s’enchainent. Dans les souvenirs qu’il nous dresse, on ressent son incrédulité face à ce qu’il vit, la peur qui se tisse viscéralement face aux violences psychologiques et physiques qu’il vit et observe. Mais aussi tout ce à quoi il se raccroche comme la rencontre avec cette jeune fille, Régina pour qui il ressent une attirance.
Comment l’être humain réagit face au danger ? Quelles stratégies le corps et l’esprit mettent en place pour survivre ? Qu’est ce qu’un enfant peut mentaliser et conscientiser d’une expérience aussi traumatique ? Le souvenir de l’enfant peut diverger de la réalité du moment vécu. Nous avons tous vécu un souvenir d’enfant très fort émotionnellement qui, une fois parvenu à l’âge adulte, nous parait amoindri et moins vibrant. Les regards d’Eduardo enfant et adulte se confrontent dans ce témoignage ou plus que tout, Eduardo Halfon cherche à comprendre.
« Pendant des années, j’ai cru que c’était un mauvais rêve, lui ai-je dit brusquement au lieu de répondre à sa question.
Un mauvais rêve d’enfant, a-t-il répliqué d’un ton mordant »
Ce roman est écrit en deux temps, d’un côté le souvenir de cette journée traumatique et de comment il va s’en sortir ; de l’autre le Eduardo adulte qui par un concours de circonstances va revoir Regina. Cette rencontre ouvrira la boite de Pandore qu’il avait jusqu’ alors verrouillée, se demandant si elle avait bien existé. La suite du roman va lui donner la possibilité de refaire face à son passé, à son tortionnaire mais surtout à son judaïsme qui reste un pilier central dans la vie d’Eduardo Halfon et de son écriture.
Eduardo Halfon construit une partie de son œuvre autour de son histoire familiale, de son judaïsme et de son Guatemala natal. Dans son livre Deuils (Quai Voltaire, 2018), il retrace une enquête familiale autour du décès tragique du frère de son père quand ils étaient enfants. Dans Le boxeur polonais (Quai Voltaire,2015), il nous plonge dans un récit autobiographique autour de son grand-père déporté.
Je finirai cet article par cet extrait qui apporte un éclairage sur le travail de cet auteur.
« Les livres que je n’avais jamais lus, m’avait demandé le journaliste espagnol, mais qui avaient influencé mon travail d’écrivain. Question ridicule et géniale à la fois, ai-je dis à Régina. Assis devant ce journaliste espagnol, la réponse m’était venue tout de suite. J’ai bu une gorgée amère de café et l’ai savourée plus de temps que nécessaire, de manière purement théâtrale. La Torah et le Popol-Vuh, ai-je expliqué à Régina. Bien que je ne les ai jamais lus, aucun autre livre ne m’a plus marqué que ces deux-là, comme homme et écrivain. C’est que je n’ai pas besoin de les lire, ai-je ajouté, je les porte en moi depuis toujours, écrits quelque part tout au fond »
Pour découvrir l’œuvre d’Eduardo Halfon, vous pouvez vous rendre sur le site des éditions de La table ronde
Pauline, décembre 2024
Tarentule, prix Médicis Etranger, Eduardo Halfon, Quai Voltaire, septembre 2024