Le grand prix de littérature américaine 2024 : Bien-être de Nathan Hill                                    

J’ai découvert l’écrivain américain Nathan Hill il y a quelques années lorsque son premier roman, Les fantômes du vieux pays, a trouvé place sur les présentoirs des librairies françaises. Le livre m’avait, déjà à l’époque, beaucoup plu. Sept ans plus tard, sort son deuxième roman, un gros pavé de presque 700 pages, intitulé Bien-Être. Je m’y suis attelée. Un vrai coup de cœur !

Non content de tenir le lecteur en haleine par une construction brillante, l’auteur le fait rire du début jusqu’à la fin: l’humour affleure à chaque coin du récit et garantit des instants de lecture jubilatoires. Mais attention, dans la satire de la société moderne américaine qu’offre le roman, nul n’est épargné et certainement pas le lecteur.

Alors de quoi s’agit-il ? D’un couple d’étudiants, Jack et Elizabeth ; l’auteur décrit leur rencontre à Chicago au début des années quatre-vingt-dix, leur coup de foudre, leur vie de bohème dans le Chicago artiste underground, leur conviction d’avoir trouvé l’âme sœur et le mode de vie auxquels ils étaient destinés. C’est ce qui leur permet – du moins le pensent-ils – de rompre avec leur milieu d’origine et de mettre de côté ce qui les avait marqués négativement jusqu’alors. Ils étaient venus l’un et l’autre à Chicago pour devenir orphelins.

Et puis vingt ans plus tard, nous retrouvons les mêmes, un peu fissurés dans leurs certitudes, plus tout à fait en harmonie, mariés, parents d’un enfant pas toujours commode, penchés sur les plans de l’appartement pour la vie qu’ils envisagent d’acheter car plus adapté à leurs besoins. Selon toute évidence, ils ont perdu le fil rouge des débuts heureux : il faut bien composer avec les contraintes de la vie d’adulte, au risque d’ailleurs de se laisser rattraper par les tendances du nouvel air du temps. Elizabeth pense à l’avenir. Elle a décidé qu’il était temps de remonter la courbe en U de la vie,

« ce phénomène bien connu de certains économistes et des psychologues comportementaux selon lequel, sur une vie, le bonheur avait tendance à suivre un schéma familier : les gens étaient plus heureux dans leurs jeunes années puis pendant leur vieillesse que pendant les décennies du milieu…le bonheur touchait le fond entre les deux. »

Un moment, j’ai craint des propos convenus sur le délitement d’un couple piégé par le temps et pris dans ses contradictions.

Sauf que l’histoire que nous conte Nathan Hill maintient constamment l’attention du lecteur en éveil, c’est une sorte de fable au long cours, une vaste fresque américaine qui se déploie sur deux décennies, du début des années 1990 au début de 2010. L’auteur ausculte, au plus près de ses personnages, l’évolution du couple, il y réussit à merveille grâce à un procédé de va-et-vient temporel qui jamais ne déroute le lecteur mais lui permet d’approcher au plus près la psyché des deux protagonistes. Soudainement, un nouveau chapitre s’ouvre sur le passé de l’un ou de l’autre, évoquant leur environnement familial et les épisodes marquants de leur enfance et de leur adolescence. L’auteur s’attarde même à présenter sur plusieurs générations les patriarches de la famille d’Elizabeth, dignes représentants du Rêve américain, version cynisme, escroqueries et profits colossaux. Le récit est sobre, sans fioritures, évitant toute forme de jugement, ce qui le rend d’autant plus percutant.

Ces retours en arrière permettent aussi de varier les décors. Abandonnant la grande ville, nous plongeons dans les vastes prairies du Kansas dont Jack est originaire, ses fermes isolées, ses paysans taiseux, nous nous familiarisons avec le feu qui préside aux techniques séculaires du brûlage des herbes de la prairie. Nous revient alors l’image de Jack qui, depuis le début du récit, s’absorbe régulièrement dans la contemplation d’un tableau au musée de l’université où il travaille : The prairie on fire. L’intériorité de Jack commence à prendre sens pour le lecteur.

La personnalité d’Elizabeth va peu à peu émerger : brillante, lucide et pragmatique, allant de l’avant, mais toujours stressée et perfectionniste. Elle est consciente du malaise dans leur couple et espère trouver des solutions dans ce que la société, via le Web et ses applications, propose. En fait de solutions, ce sont des recettes d’accession au bien-être qu’elle trouve. Le bien-être, nouvelle obsession du 21ème siècle. A défaut du bonheur…

« Croire aux régimes bidons, aux chakras mystiques et aux cristaux énergétiques était finalement une réponse plutôt saine et rationnelle à l’effondrement systémique : faute de protections extérieures, il fallait se protéger soi-même. »

C’est un manque de sens, une sorte d’absence à soi-même et à l’autre qui caractérise la personnalité de Jack et Elizabeth, leur relation, leur quotidien.

Tout comme nombre de leurs contemporains, Jack et Elizabeth se débattent comme ils peuvent contre la vacuité qu’ils ressentent.

Il se trouve d’ailleurs que tous deux ont à faire avec le rien : Jack, photographe, travaille sans appareil photo, laissant couler sur la feuille blanche des fluides chimiques ; il s’obstine à créer depuis vingt ans à partir de rien, conforté en cela par le conformisme universitaire qui y voit une originalité susceptible d’attirer les étudiants.

Elizabeth, elle, est directrice d’une agence de placebos, appelée Bien-Être. Elle fait des recherches sur l’effet placebo, se passionne pour la nouvelle réalité qu’il crée à partir de rien. Elle arrive à la conclusion qu’on peut l’exploiter dans de nombreux domaines, et pourquoi pas d’ailleurs dans le domaine amoureux ?

Du rien, on peut faire accéder au plein, à condition toutefois de bien conditionner les patients. Pas question de leur dévoiler la petite machination.

«Toutes ses recherches sur l’effet placebo lui avaient montré que la réalité pouvait naître des récits auxquels on croyait, et qu’il fallait donc absolument choisir les bons.»

Nathan Hill nous fait ainsi prendre conscience, avec beaucoup de malice et d’ironie, de tous les récits d’emprunt qu’on nous vend, de toutes les conventions que l’air du temps, renforcé par la médiatisation, nous met en tête, à moins que ce ne soit nous qui les construisons. Tels des placebos bien mis en valeur, ils font preuve d’une efficacité à la mesure de notre aveuglement volontaire et de la force de nos aspirations à optimiser notre vie. L’auteur déconstruit avec lucidité et un humour parfois féroce toutes ces pratiques illusoires grâce auxquelles chacun a l’impression de guider sa vie au plus près de sa réalité.

Nathan Hill mêle en outre à l’intrigue proprement dite des réflexions théoriques ou techniques dont la haute précision rend ses considérations sur la vie, sur l’amour, sur l’illusion et la réalité, sur l’autosuggestion encore plus percutantes. La liste des points abordés serait trop longue, on passe de la peinture américaine au 19ème, à Facebook et ses manipulations, aux algorithmes, au complotisme, à la gentrification de certains quartiers… et tant d’autres encore…

J’ai particulièrement aimé le chapitre Craquage où les directives de la psychologie comportementale dans le domaine de l’éducation positive qu’Elizabeth tente de mettre en œuvre avec son fils Toby sont toutes référencées (auteur, titre de l’ouvrage, page de l’extrait cité). Pas loin d’une cinquantaine !! La conséquence en est tout simplement la crise de nerfs d’une mère trop accessible à la culpabilité.

Pour mettre sur pied une telle documentation, il fallait bien quelques années !

Et nos personnages ? Que deviennent-ils à la fin ? C’est ce qu’on finit par se demander, émergeant d’une telle foule d’informations.

La stratégie romanesque de l’auteur fonctionne bien : le lecteur les comprend mieux, cerne davantage leurs problèmes : pour aller de l’avant, il serait utile de se confronter avec son passé. Quant à l’auteur, il va, par une dernière pirouette narrative, clore l’histoire de manière un peu inattendue et mélodramatique (très cinématographique, à mon avis).

C’est qu’au-delà d’une certaine causticité de la satire et du désenchantement qu’elle engendre, il y a chez Nathan Hill une véritable tendresse pour tout ce petit monde qui s’agite dans la recherche de sa vérité.

Marie-France, novembre 2024

Bien-être, Nathan Hill, Gallimard, août 2024  

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