Vie sauvage, de Philip Rohr

Mais où va-t-elle ? C’est la question que je me suis posée pendant tout le roman. Claudia vient de quitter le domicile conjugal. Elle part, elle a besoin de réfléchir. Une semaine. Et elle va abandonner sa voiture sur une aire de repos. Marcher le long de l’autoroute, mettre cent fois sa vie en danger. Elle marche, nuit et jour, dans les bois, dans la ville. Claudia regarde les êtres qu’elle rencontre dans la rue, dans les bars. Leur colère, leur solitude. Pour se confronter à ses propres sentiments de tristesse, d’abandon, de colère et d’isolement. Ou peut-être pour oublier, pour en finir. C’est lent et en même temps c’est happant. Comme tout lecteur, je veux savoir ce qu’elle nous cache. Pourquoi cette errance ? Que cherche-t-elle ?

Elle songeait à la vie qu’elle menait avant. Avant qu’elle retrouve chaque matin cet abattement pervers. Avant qu’elle rejoigne ces gens qu’elle avait toujours méprisés, les endormis, les tire-au-flanc. Ceux que le lever du jour condamne au travail, qui repoussent l’heure jusqu’à la dernière minute, étranglant chaque sonnerie du réveil pour quitter leur lit au dernier moment, contraints, forcés. De mauvaise humeur jusqu’au premier café.

Bertrand son mari, va au travail et pense à sa future Mercedes. C’est époustouflant de voir que ce sont les deux seuls intérêts de cet homme. Sa future promotion, et toutes les options de sa future voiture. Bertrand travaille dans une entreprise qui investit dans l’éthique. Un PDG qui rebaptise les salles de conférence en salle de décision. Philip Rohr dépeint la vie de l’entreprise où la compétition est de rigueur et où les hommes détiennent les postes clés. Les femmes sont assistantes voire remplacées comme des kleenex.

Bertrand n’aimait pas ces pertes de temps. Souvent, après les premières minutes de discussion, il savait déjà si un candidat était envisageable ou non ; il fallait meubler, par politesse, bien que son opinion soit faite. Surtout avec les assistantes : il savait les jauger au premier coup d’œil.
Trop grande.
trop moche.
trop sexy.
pas assez sexy.
mauvais goût.
mains moites.
accent pas possible.
trop belle, pas crédible auprès des clients.
Trop sûre d’elle.
Féministe ?

Nous avons en parallèle une femme qui marche sans but apparent et la description du milieu professionnel d’un manager suisse anodin. Sans véritable personnalité. Qui subit les décisions radicales de son nouveau patron. Qui fantasme sur sa secrétaire.

C’est un roman qui prend son temps, mais qui nous tient. Avec une tension qui monte brusquement. Décrivant deux êtres qu’on a du mal à imaginer ensemble et qui pourtant ont formé un couple. Ce sont deux êtres malheureux que tout sépare mais qui vont se retrouver dans le drame. Il y a un point commun à leur destin. Je ne vais pas vous le révéler, cela va de soi. L’auteur lâche des indices pour nous montrer le chemin de la vérité sur ces deux personnes, comme un jeu de piste. Il insère des phrases en italique pour parler de faits divers, d’articles de journaux sans rapport apparent avec Claudia et Bertrand et pourtant ce sont des cailloux qui transforment le lecteur en petit Poucet. Philip Rohr montre, à travers ces deux personnages, les êtres que nous sommes dans la sphère familiale et la sphère professionnelle, ce que l’on montre à voir pour correspondre à ce que la société attend de nous, et ce que nous sommes réellement à l’intérieur, ce que l’on ressent, ce que l’on garde pour soi. 

Babeth, janvier 2024

Vie sauvage, Philip Rohr, Editions Arléa, 2003

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