Comme le disent les participantes (souvent des femmes, il faut l’avouer), les cafés littéraires réservés à une dizaine de personnes sont des moments précieux. Vous êtes nombreux à ne pas pouvoir y assister, j’ai donc retranscrit du mieux que je pouvais tout ce que nous a dévoilé Agnès Martin-Lugand.

La fin d’un cycle
L’écriture de La déraison a été très forte émotionnellement pour moi et je ne savais pas si j’allais me détacher de cette histoire rapidement.  Etonnamment, un mois avant la sortie du roman, le personnage d’Erin est arrivé en moi. Une femme tenant un bar avec ses trois enfants et un mari qui s’était volatilisé dans la nature. Ce qui est paradoxal c’est que ce personnage de femme m’est apparu en premier alors que ce sont les personnages masculins qui sont au centre de l’histoire de mon nouveau roman L’Homme des Mille Détours. J’aime beaucoup écrire dans la peau des hommes. Avant, je les observais dans le regard des femmes mais je ressentais vraiment l’envie de parler de leurs blessures, de leurs déchirures qui étaient tout aussi passionnantes et bouleversantes que celles des femmes. Je prends peut-être le contre-pied de ce qui se passe dans la société actuelle, et je respecte les luttes féminines mais il ne faut pas oublier celles des hommes. Lorsque nous vivons avec eux, il faut pouvoir les comprendre.
Avec La déraison, j’ai le sentiment d’avoir fini un cycle. C’est mon dixième roman, où je parle du deuil  comme dans mon premier roman. Madeleine et Joshua m’ont permis de comprendre combien c’était mon inconscient qui se livrait quand j’écrivais. Ils m’ont permis de livrer mes propres angoisses. J’ai beaucoup appris du calme de Madeleine face à la mort et de la colère de Joshua. Les précédents romans ont chacun posé une pierre pour m’amener à écrire La déraison. C’est un roman qui m’a enlevé les dernières censures. Cette histoire sur la mort a donné naissance à L’Homme des Mille Détours.
J’avais envie de briser une routine. Je voulais resacraliser l’écriture. Pour ce nouveau roman, j’avais besoin de plus de temps. 

Les personnages
La mer est un personnage à part entière. La première scène se passe sous l’eau. Gary est plongeur et scaphandrier. La mer c’est son élément, l’endroit qui lui permet de fuir ses problèmes. Il y a des symboles autour de la mer, la rédemption par l’eau, le rappel du liquide amniotique et la naissance.
Tout le temps de l’écriture, je n’ai fait que lire L’Odyssée d’Homère qui est à l’origine du titre L’Homme des Mille Détours.
Je suis très habitée par mes personnages, je vis ce qu’ils vivent. Je n’écris que chez moi, dans mon bureau. Il y a les bruits du quotidien, de mes fils et mon mari.

La construction de ses romans
Pour mes 3 premiers romans, j’avais un plan très détaillé et scolaire. Si j’avais des sorties de route, j’étais déstabilisée, j’essayais de tout maîtriser avec beaucoup de difficulté. Après, pour les suivants, j’avais le début, le milieu et la fin. Mais je ne savais pas par quel chemin j’allais arriver au milieu et à la fin. Puis il y a eu une évidence qui a tout changé. D’ailleurs le livre s’est appelé L’évidence. Je n’avais que le début et je cogitais pour trouver au moins la fin, et à un moment j’ai décidé de lâcher prise et de laisser les choses venir au fur et à mesure. A partir de ce moment-là, j’ai décidé d’arrêter de chercher la fin du roman. A présent, je passe beaucoup de temps à cogiter, à essayer de comprendre qui sont les personnages avant de commencer à écrire. Je peux avoir des moments de blocage, où je me fâche avec certains personnages. J’écris toujours avec de la musique. Elle est source d’inspiration. Les morceaux me permettent toujours d’aller plus loin que ce que j’avais imaginé. Le tempo de la musique peut avoir une incidence sur le rythme de mon écriture.  

Le petit-déjeuner est déjà fini, et pourtant chacune aimerait continuer la conversation avec Agnès. Elle nous captive avec ses beaux yeux bleus et son discours pétillant et drôle. 

Babeth, octobre 2023