Ce roman d’Emmanuel Venet se présente sous la forme d’un monologue intérieur dont le narrateur est un autiste de 45 ans atteint du syndrome d’Asperger. Emmanuel Venet y renouvelle une perspective littéraire – déjà utilisée par Montesquieu et Voltaire (excusez du peu !!), respectivement dans les Lettres persanes et L’ingénu – qui consiste à observer le monde en changeant radicalement de point de vue. Ici, c’est par le biais du trouble mental que s’effectue le déplacement.
Quelques mots sur ce syndrome reconnu très tardivement par l’OMS : les personnes qui en sont atteintes ont de très grosses difficultés dans le domaine des relations et interactions sociales et affectives. Elles ont des difficultés à reconnaître leurs propres émotions et celles d’autrui. La routine les rassure car elles sont totalement inadaptées à l’imprévu et au changement, si ce n’est au prix d’une extrême anxiété. Par ailleurs, ces personnes ont une bonne, voire excellente intelligence cognitive. Elles sont capables de raisonnements approfondis mais souvent le détail prime sur le global; leurs centres d’intérêts sont restreints mais surinvestis et extrêmement répétitifs.
Notre héros, par exemple, ne s’intéresse qu’aux catastrophes aériennes et au Scrabble auquel il joue quatre fois par jour; doté d’une mémoire exceptionnelle, il mémorise volontiers des listes de mots qui lui permettent d’être imbattable au Jeu du Petit bac. Quant aux circonstances des différents crashs aériens, elles n’ont plus aucun secret pour lui. Il aime avant tout la logique, la transparence et la vérité et pense détenir le monopole de la probité amoureuse en continuant à aimer d’un amour immuable une ancienne camarade de classe sur laquelle il fait une fixation depuis 30 ans, sans l’avoir revue.
L’auteur, Emmanuel Venet, est également psychiatre : il sait donc de quoi il parle et donne à son héros épaisseur et crédibilité.
Alors, comment voit-on le monde quand on est atteint du syndrome d’Asperger ?
C’est à l’occasion des funérailles de sa grand-mère que le narrateur, choqué par le décalage entre l’éloge funèbre et la réalité, nous fait part de ses réflexions sur ses proches, en particulier les femmes de sa famille : d’emblée, sa soif d’exactitude est mise à rude épreuve quand on présente la défunte comme une centenaire alors qu’elle n’a que 99 ans et 51 semaines ! Ses réflexions critiques débouchent souvent sur une incompréhension de la société en général. Il observe le monde à travers le prisme de sa seule logique sans que des considérations de type affectif ou liées aux bienséances et aux conventions sociales ne viennent parasiter ses conclusions. Et tout le monde en prend pour son grade …
Il met en lumière les dysfonctionnements, petits et grands, de la vie familiale. Sa rectitude morale et sa franchise absolue lui font relever toutes les hypocrisies, les petitesses, les faux-fuyants et autres compromissions qui sous-tendent les comportements individuels dans les relations familiales et par extension sociétales. Avec une logique et une clairvoyance imparables, il dénonce la mauvaise foi au coeur des relations et lève le voile sur les tabous familiaux.
Ce réquisitoire mordant et implacable n’est pas polémique étant donné la personnalité du narrateur, tranquillement convaincu d’être dans le vrai et incapable de reconnaître le caractère relatif de certaines valeurs familiales et sociétales. Cependant, ses remarques tombent juste et on peut parfois se demander qui est le plus dérangé des deux, du narrateur ou de l’individu bien intégré !
Ce qui m’a avant tout fait apprécier ce livre , c’est son humour. La drôlerie vient du décalage entre l’intelligence rationnelle du narrateur et son incapacité émotionnelle. Ce texte n’a ni paragraphe, ni chapitre, mais il se lit d’une traite tant il baigne de bout en bout dans un humour pince-sans-rire irrésistible. L’auteur en tire les ficelles avec finesse et intelligence, poussant jusqu’au bout la logique du narrateur qui, par exemple, ne peut supporter les compromissions du mariage et projette d’écrire un manuel de criminologie à usage domestique.
Ce solitaire incompris et intransigeant, étranger dans le monde où il vit, nous amuse par la manière docte et naïve dont il disserte aussi bien sur son amour pour Sophie Lachenal-Sylvestre que sur les preuves ou plutôt les non-preuves de l’existence de Dieu; la fierté candide qu’il tire à si bien ordonner les mots nous fait sourire; mais sa lucidité et l’isolement auquel son trouble et la bêtise des autres le contraignent nous font réfléchir …
Car sa vision du monde, pour décapante qu’elle soit, n’en reste pas moins réduite. Mû par sa seule logique, notre héros sait marcher droit mais il est en même temps condamné à tourner en rond.
Marie-France, 8 décembre 2017