Rencontre « en petit comité » au salon Lire en Poche avec Jean-Baptiste Andrea

Le petit-déjeuner partagé dimanche 12 octobre avec Jean-Baptiste Andrea fût l’occasion d’appréhender sa vision de l’écriture et du monde. Dans ses romans, les figures féminines sont fortes, atypiques dans leur volonté de se placer au-dessus de la vie, et au-delà de leur condition, pour faire advenir leur propre monde. Face à ces femmes en devenir, ses personnages masculins sont au début un peu gauches et dépassés, moins matures – comme le sont les hommes en général selon lui – ; ils essaient de suivre le rythme. Puis, ce sont eux qui leur servent ensuite d’étai pour qu’elles puissent aller au bout de leurs actions, de leurs idées. Car la vie est « encore comme ça » comme il nous l’a dit, une inégalité entre les femmes et les hommes perdure même s’il est le premier à trouver cela aberrant et fou. La façon dont ses personnages féminins et masculins s’arriment les uns aux autres, envers et contre leurs différences, est aussi pour lui le moyen de résumer la vie : faite de rencontres, de personnes sur lesquelles on prend appui pour grandir, s’élever, devenir meilleur. Et le concernant, ce sont le plus souvent des femmes qui ont rendu possible cette élévation nous a-t-il confié.

Jean-Baptiste Andrea cherche aussi au travers de ses histoires à transcender notre vision actuelle du monde qui est « dévorée par l’angoisse ». Or, cette vision du monde est selon lui biaisée, construite par les médias notamment. Elle étouffe toutes les autres alors que d’autres récits sont possibles, que d’autres regards peuvent être portés sur le monde. Et ce sont ces regards-là qui l’intéressent. Ce sont parfois des regards d’enfants, de l’enfant qui reste en chacun de nous, de cette irréfragable part d’optimisme et de joie en nous que l’on tolère de ne plus cultiver à l’âge adulte. Or, pour lui « le monde évolue grâce à notre capacité à inventer des choses qui n’existent pas », « grâce à notre capacité à voir quelque chose d’encore invisible » qui nécessite de forer nombre de couches de négativité. Et c’est cette lumière malgré la noirceur, cette lumière qui est tout autour si on décale le regard que ses lectrices qui étaient présentes dimanche ont dit voir dans ses romans et particulièrement apprécier.  

Concernant la construction de ses récits, il nous a dit être d’abord guidé par une idée, un thème central, puis le décor prend place et ensuite les personnages : « si je n’ai pas d’histoire à raconter, je n’ai pas de personnages ». Jean-Baptiste Andrea n’écrit pas « au fil de la plume », il sait toujours où il veut aller et construit les étapes de son récit en amont : « dix mois de préparation puis l’écriture est instantanée ». Ce temps de préparation et de planification est pour lui incontournable pour être sûr d’avoir quelque chose à raconter et que le lecteur reste accroché au récit. Néanmoins, en phase d’écriture, il n’écrit pas plus de trois à quatre pages par jour car c’est son propos qui lui importe, pas les effets de style. Lorsqu’il commence à observer son style de trop près, il arrête. Il ne cherche pas à perfectionner une forme pour elle-même mais à disparaître en tant qu’auteur derrière le processus narratif, à l’entier profit de celui-ci. Essayer de rester en tant qu’auteur « à la moitié du pont » et « laisser le lecteur faire les 50% restants » est l’un de ses objectifs.

Une entreprise passionnante et des propos, une intention d’auteur très clairs et construits, éminemment stimulants. Un grand merci à lui pour ce partage !

France, octobre 2025

Triste tigre, de Neige Sinno

« La littérature ne [l’a] pas sauvée ». Elle lui a juste permis d’écrire à quel point elle ne l’a pas sauvée, à quel point rien ne peut « sauver » d’un inceste qui reste logé là, en plein milieu de celui qui l’a subi, en son centre. La littérature lui a juste permis d’arriver à la justesse, la seule forme de justice possible : dire les choses telles qu’elles se sont produites, puisque tout autre forme de justice est inaccessible. Rien ne peut compenser, apaiser, permettre de tourner une page, pas même la punition de l’autre, la peine de prison, qui n’enlève pas de poids si ce n’est celui de la culpabilité qu’il puisse recommencer avec d’autres tant que les choses n’auront pas été nommées, exposées au grand jour. Nommer les choses pour essayer d’empêcher que ça se reproduise. Nommer pour que l’inceste cesse de n’être que l’affaire de celui qui l’a subi car faire de l’inceste une affaire privée, personnelle, constitue pour les victimes rien moins qu’une double peine.

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La fille parfaite, de Nathalie Azoulai

Qui est cette fille parfaite dont il est question dans le titre du dernier roman de Nathalie Azoulai, La fille parfaite publié chez POL ?
Si on doit choisir entre les deux héroïnes du roman, on pense tout de suite à Adèle, jeune fille curieuse de tout, surdouée et brillante que son père a formée et dirigée de manière inexorable vers des études de mathématiques. Adèle connaît une carrière remarquable, de rang international, couronnée de nombreuses récompenses. Elle s’est mariée jeune, a un fils de dix ans qu’elle aime avec passion.
Alors pourquoi, dès les premières pages du livre, se suicide-t-elle par pendaison à quarante six ans, au faîte de sa gloire ?
C’est ce que va chercher à comprendre l’autre héroïne du récit, Rachel, l’amie d’Adèle depuis le collège, toute aussi brillante et volontaire, mais dans un autre domaine : la littérature. Elle est aujourd’hui, agrégée de lettres et écrivaine reconnue. Cependant, à la mort d’Adèle, Rachel, assommée par ce drame, se sent en même temps bizarrement délestée. J’étais triste, mais j’étais débarrassée pense-t-elle , se remémorant l’enterrement de l’amie de toute une vie. Le livre est conçu comme une enquête, menée par Rachel, dans un va-et-vient constant entre présent et passé. Elle va revivre les différents épisodes de leur amitié, fouiller ses zones d’ombre.

Les amitiés, c’est comme les crashs aériens, on n’en retrouve pas toujours les boîtes noires, sauf peut-être quand elles s’ouvrent d’elles-mêmes au chevet de l’un des deux amis quand il meurt, mais dans notre cas, de chevet, il n’y en a pas eu. Sa recherche de la vérité sera à la fois une quête de souvenirs mâtinée d’introspection.

Le roman est l’histoire de cette longue et tumultueuse amitié faite d’admiration, de complicité, de petites bouderies, sous-tendue par l’émulation et la compétition.

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Le lambeau

Philippe Lançon est journaliste. Le 7 janvier 2015, il est grièvement blessé lors de l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Sa mâchoire et sa bouche sont détruites. A leur place, un lambeau, un morceau de sa propre chair, est greffé.

En parallèle de cette reconstruction physique, lente et douloureuse, Philippe Lançon construit une autre vie, celle de l’après, avec ce qui reste d’essentiel : la bienveillance. Les soignants, comme on les appelle maintenant, prennent toute leur nécessaire importance, à l’image de Chloé, la chirurgienne, car c’est de sa créativité, de son expérience et de son savoir-faire que dépend la future apparence humaine du journaliste.

Puis, sa famille, son frère, sa belle-sœur, ses parents, les amis, les femmes de sa vie, la précédente, l’actuelle, créent un cocon protecteur où il n’est pas forcément facile de rester car la réalité est dure à regarder en face : une gueule cassée, comme se nomme lui-même l’auteur. D’ailleurs, il bénéficie des avancées médicales qu’on prodigue aux victimes de guerre. Lui vivait dans un pays en paix.

A travers ce récit intime et lumineux, nous, lecteurs, accompagnons le mutilé dans sa lente réparation physique et psychologique, balisée de repères culturels : Bach, Kafka, Proust, dont la lecture de la mort de la grand-mère devient un rituel précédant les opérations chirurgicales. Ils sont les compagnons intérieurs sur lesquels l’auteur s’appuie pour composer un être de l’après.

J’ai profondément aimé ce roman car il est sans complaisance mais d’une grande humanité, dans sa recherche d’une dignité souvent difficile pour une gueule cassée. Sa restitution de l’évènement, de son impact dans sa vie et de leur compréhension sont d’un naturel qui m’a bouleversée. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un texte de cette intensité.

Bérengère, 13 décembre 2020