Le lambeau

Philippe Lançon est journaliste. Le 7 janvier 2015, il est grièvement blessé lors de l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Sa mâchoire et sa bouche sont détruites. A leur place, un lambeau, un morceau de sa propre chair, est greffé.

En parallèle de cette reconstruction physique, lente et douloureuse, Philippe Lançon construit une autre vie, celle de l’après, avec ce qui reste d’essentiel : la bienveillance. Les soignants, comme on les appelle maintenant, prennent toute leur nécessaire importance, à l’image de Chloé, la chirurgienne, car c’est de sa créativité, de son expérience et de son savoir-faire que dépend la future apparence humaine du journaliste.

Puis, sa famille, son frère, sa belle-sœur, ses parents, les amis, les femmes de sa vie, la précédente, l’actuelle, créent un cocon protecteur où il n’est pas forcément facile de rester car la réalité est dure à regarder en face : une gueule cassée, comme se nomme lui-même l’auteur. D’ailleurs, il bénéficie des avancées médicales qu’on prodigue aux victimes de guerre. Lui vivait dans un pays en paix.

A travers ce récit intime et lumineux, nous, lecteurs, accompagnons le mutilé dans sa lente réparation physique et psychologique, balisée de repères culturels : Bach, Kafka, Proust, dont la lecture de la mort de la grand-mère devient un rituel précédant les opérations chirurgicales. Ils sont les compagnons intérieurs sur lesquels l’auteur s’appuie pour composer un être de l’après.

J’ai profondément aimé ce roman car il est sans complaisance mais d’une grande humanité, dans sa recherche d’une dignité souvent difficile pour une gueule cassée. Sa restitution de l’évènement, de son impact dans sa vie et de leur compréhension sont d’un naturel qui m’a bouleversée. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un texte de cette intensité.

Bérengère, 13 décembre 2020

Honorer la fureur

Du 13 au 22 novembre prochain se déroule le festival Lettres du monde, à Bordeaux et dans la région Nouvelle-Aquitaine. Rodolphe Barry figure parmi les invités de cet événement littéraire, l’occasion rêvée pour nous d’évoquer Honorer la fureur, son roman consacré à James Agee, et d’interroger l’auteur sur la vie foisonnante de ce personnage hors normes.

Honorer la fureur est la passionnante biographie écrite par Rodolphe Barry sur l’écrivain, journaliste, poète, scénariste aussi culte qu’inconnu, James Agee. Avec brio, Rodolphe Barry réussit à transcrire l’intensité que James Agee mettait à vivre autant qu’à écrire.

Années 1930, New York. James Agee enrage de travailler comme journaliste pour le magazine conservateur Fortune. Il s’y sent à l’étroit, entravé. Sa chance semble tourner quand le rédacteur en chef du service « société » lui demande un article sur les métairies de coton et les conditions de vie faites aux familles de métayers blancs. Il est bien précisé que le point de vue devra être économique uniquement, le magazine souffrant peu « la poésie de la marge ». James Agee, après quelques mois d’immersion totale dans la vie d’une famille miséreuse d’Alabama, revient avec un brûlot anticapitaliste soutenu par les photographies de Walker Evans dont la puissance d’évocation de la misère reste encore aujourd’hui frappante. L’article ne sera (évidemment) pas publié dans Fortune.

« Ses papiers sont les mieux écrits du pays. Chacun d’entre eux est une protestation, un défi lancé à la nuit de l’homme. »

Agee décide d’en faire un roman. En plus de son activité de journaliste, avec un acharnement qui frise l’obsession et se faisant violence à lui-même, il se consacre à l’écriture et à l’édition de Louons maintenant les grands hommes. OVNI littéraire, livre inclassable, poétique, chaotique, cri de colère devant la pauvreté, il devient un classique de la littérature américaine et ouvre à James Agee les portes du milieu intellectuel de l’époque.

Au cours de sa vie, il s’essayera à plusieurs formes d’écriture, du journalisme au roman, en passant par la poésie et la critique cinématographique. Brillants, ses écrits donnent de nouveaux modèles dans leur genre. Il est l’un des premiers à écrire des critiques de films comme on critique une peinture. S’ensuit, inévitablement, l’écriture cinématographique. Comme Hemingway et Fitzgerald, Agee est appelé par Hollywood où il signera les scénarii de films mémorables, African queen de John Huston et La nuit du chasseur de Charles Laughton. Il s’y lie d’une amitié indéfectible avec Charlie Chaplin pour qui il écrira un scénario dont le film ne se fera pas, Charlie Chaplin ayant quitté Hollywood pour la Suisse, épuisé par la chasse aux sorcières qui fait rage à l’époque et dont il est l’une des principales cibles. Agee obtiendra le prix Pulitzer en 1958 pour Une mort dans la famille, livre paru à titre posthume qu’il mit sa vie à écrire. 

James Agee s’emploie par l’écriture à « saisir la radiation cruelle du réel ». Indigné par le sort que son pays réserve aux plus faibles, doté d’une sensibilité à vif, Agee écrit sa révolte. Il capte le réel avec une intensité extrême, qu’il soit douloureux ou léger, triste ou joyeux, pour le mettre par écrit sans rien déformer de ses perceptions.

« La seule question qui m’importe est quel type de société veut-on contribuer à former. De quel côté est-ce que je me situe dans une société injuste et marquée par l’indignité. »

Ce que Rodolphe Barry réussit superbement, c’est communiquer l’intensité qu’a mis James Agee à vivre. Sa fureur de vivre. « Honorer la fureur », qui est tiré de Louons maintenant les grands hommes, c’est honorer la vie, la rage de vivre. Honorer ce qu’il y a de plus grand en soi. Cette biographie qui se lit comme un roman entraîne le lecteur dans la vie de cet écrivain possédé, alcoolique et fumeur invétéré, insupportable et fascinant, amoureux passionné et mari infidèle. Il faut être plus qu’un biographe pour cela : Rodolphe Barry a du romancier en lui. 

Son écriture est fluide, habitée par Agee au point d’éviter les écueils du genre biographique. Il choisit d’ouvrir Honorer la fureur sur un James Agee adulte et d’en suivre les passions, les souvenirs et les tourments. Les morceaux choisis de la correspondance d’Agee avec le père Flye, enseignant du collège catholique où Agee fera sa scolarité et avec qui il ne rompra jamais, donnent corps à sa pensée et à sa sensibilité qui entraîne son humeur sur des montagnes russes.

Point de lourdeur ni de chronologie ici. Juste la vie intense et passionnée de James Agee racontée avec talent. 

Rodolphe Barry a accepté de répondre à nos questions.

INTERVIEW DE RODOLPHE BARRY

Qu’est-ce qui vous a attiré chez James Agee au point d’en faire sa biographie ?

Avant toute chose, il y a la découverte de Louons maintenant les grands hommes : un véritable choc ! Je dois dire que ce livre inclassable, alors épuisé chez son éditeur, m’a été conseillé et prêté par mon ami l’écrivain Charles Juliet. James Agee n’était connu que d’une poignée de fervents lecteurs en France. Cette aventure humaine, intense, folle, désespérée, m’a donné envie d’en apprendre plus sur cet auteur singulier. En faisant des recherches – il n’existait en français qu’une note biographique de dix lignes – je me suis rendu compte que la vie de James Agee, aussi subversive et poétique que son œuvre, m’offrait le matériau idéal pour un roman. Sa vie et son œuvre (poèmes, articles, récits, reportages, correspondance, scénarios…) sont d’un seul tenant, l’une procède de l’autre. Plus j’en apprenais sur James, plus il me devenait proche. Pour le dire en peu de mots, ce qui m’a attiré, aimanté presque : son caractère, son écriture, ce feu en lui sans cesse attisé par une soif d’absolu.

« Saisir la radiation cruelle du réel » : comment cela se traduit-il pour Agee ?

Par sa présence. Sa capacité à sentir. À voir. Et à l’exprimer sans rien déformer de ses perceptions. Voir ce qui est, et dire ce qui est dans toute son intensité et toutes ses dimensions. Agee était littéralement « voyant ». Cette capacité est en partie due à un sens de la compassion peu fréquent. « À force d’amour et d’attention, il devient voyant, pénètre les corps et les âmes. Son expérience est celle du chamane : il voit. »

Quelles sont vos sources documentaires ? 

L’œuvre de James Agee, de Louons maintenant les grands hommes, en passant par La veillée du matin, et jusqu’à Une mort dans la famille (Prix Pulitzer posthume) est en grande partie autobiographique. Il y raconte des événements fondateurs de sa vie et de sa trajectoire, la mort de son père, la dureté de sa mère, et ses années passées dans une pension religieuse plutôt stricte. Ces livres m’ont fourni beaucoup d’informations. J’ai évidemment lu tout ce qu’on peut trouver à son sujet, études, articles de journaux, ainsi que la correspondance tenue tout au long de sa vie avec un homme d’église, le Père Flye. Internet a été pour ça un outil plus qu’utile. Mais toute cette matière à traduire, aussi riche soit-elle, ne reste qu’un amas de poussière si on n’y insuffle pas de vie. J’ai dû souffler très fort dessus pour prêter vie au James de mon roman. Et ce souffle, c’est l’écriture. Le ton. Le rythme. Je dis roman, car ce n’est pas une biographie au sens où on l’entend généralement, il y a parfois un peu de moi-même dans ces pages. Il s’agit d’une « évocation » toute personnelle. Ce sont mes « visions d’Agee ». Non pas un livre « sur », mais « avec » James Agee.

Florence, 4 septembre 2020

Les liseurs de Daraya

 

C’est une photo qui est à l’origine de l’écriture des Passeurs de livres de Daraya. Une photo qui interroge Delphine Minoui, grand reporter spécialiste du Moyen-Orient. C’est une quête qui commence alors pour elle. Elle veut savoir, elle veut comprendre. Utilisant les réseaux de communication modernes, elle retrouve la trace des personnes photographiées, ces jeunes Syriens entourés de livres qui bouquinent alors qu’une pluie de bombes détruit tous les jours leur cité.
Dès 2011, Bachar-al-Assad fait croire aux Occidentaux qu’il est le seul rempart contre Daech et que Daraya est un nid de terroristes qu’il faut éliminer. Or, l’armée syrienne libre est apparue dans le seul but d’obtenir le respect des droits de l’homme. Ces jeunes gens d’une vingtaine d’année se sont révoltés contre les injustices dans leur pays. Leurs actions se veulent non-violentes et on les a fait passer pour des djihadistes pour cautionner ces bombardements. Alors pour survivre et s’éduquer, ils décident de construire une bibliothèque souterraine et clandestine, ouverte à tous. Ils récupèrent dans les logements détruits et abandonnés des ouvrages de toutes sortes, en prenant soin d’inscrire sur la première page le nom du propriétaire, espérant qu’un jour les livres leur reviendront.

« Face aux bombes, la bibliothèque est leur forteresse dérobée. Les livres, leur arme d’instruction massive ».

Ce sera un lieu d’échanges qui va les rapprocher. La plupart n’aimaient pas lire auparavant, mais ils découvrent avec cette bibliothèque secrète le pouvoir de la lecture.

« Les livres nous ont sauvés. C’est notre meilleur bouclier contre l’obscurantisme ».

A travers ce récit, Delphine Minoui nous fait partager le drame de ces habitants pris au piège d’une guerre qu’ils n’ont pas voulue. Par son empathie, elle vit avec eux et nous fait vivre le drame de leur situation. On pourrait presque les entendre se parler. On imagine les photos prises au risque de leur vie pour témoigner de la cruauté syrienne. Chaque nouvel épisode nous fait frémir d’inquiétude. Et malgré la terreur qui règne, je suis admirative de leur joie de vivre. Même lorsqu’en 2016 des centaines de bus viennent les évacuer presque morts de faim, l’un d’entre eux se sent grandi de cette tragédie. Cette bibliothèque les a aidés à tenir le coup.

« Si les livres ne peuvent soigner les plaies, ils ont le pouvoir d’apaiser les blessures de la tête. Le livre ne domine pas. Il donne. Il ne castre pas. Il épanouit. »

Ahmad, Abou-El-Ezz, Shadi, Omar Abou Anas, Hussam Ayash : en écrivant les noms de ces bibliothécaires d’un temps, je souhaite prendre le relais de Delphine Minoui pour continuer la chaîne de vérité contre la dictature.

Les passeurs de livres de Daraya. Une bibliothèque secrète en Syrie, de Delphine Minoui

Babeth, 15 septembre 2019