La vie en chantier

C’est un Pete Fromm au sommet de sa forme que nous retrouvons avec La vie en chantier, paru en septembre chez Gallmeister. Aborder le thème du deuil en littérature est une entreprise à haut risque qui nécessite finesse et délicatesse, deux qualités dont l’auteur américain est heureusement doté.

Résumé éditeur Marnie et Taz ont tout pour être heureux. Jeunes et énergiques, ils s’aiment, rient et travaillent ensemble. Lorsque Marnie apprend qu’elle est enceinte, leur vie s’en trouve bouleversée, mais le couple est prêt à relever le défi. Avec leurs modestes moyens, ils commencent à retaper leur petite maison de Missoula, dans le Montana, et l’avenir prend des contours plus précis. Mais lorsque Marnie meurt en couches, Taz se retrouve seul face à un deuil impensable, avec sa fille nouvellement née sur les bras. Il plonge alors tête la première dans le monde inconnu et étrange de la paternité, un monde de responsabilités et d’insomnies, de doutes et de joies inattendus.

Pourquoi on aime ?
Parce que c’est Pete Fromm et qu’il n’a plus rien à prouver.

Mais encore ?
Pour le tempo choisi par l’auteur : jour après jour, le deuil s’installe, se distille et prend son temps. C’est ainsi.

Pour la délicatesse et la beauté avec lesquelles l’auteur évoque ce sujet : dans la couleur d’un ciel, l’essence d’un bois, le clapotis de l’eau, le silence d’une pièce vide. Pas un mot de trop, tout sonne juste.

Parce que ce récit est celui d’une lente reconstruction : surmonter la douleur, la mettre à distance, refaire surface.

Taz doit s’en sortir, pour Marnie et pour leur petite. Le lecteur le souhaite jusqu’à la dernière page.

Marisa, octobre 2019

Là-haut, tout est calme

Là-haut, tout est calme de Gerbrand Bakker

Le décor. Une ferme familiale du nord de la Hollande.

Le drame inaugural. Après la mort prématurée de son frère jumeau Henk, Helmer est sommé par son père d’abandonner ses études et de rentrer d’Amsterdam pour reprendre l’exploitation familiale destinée à Henk, le fils préféré. Son existence s’écoule au rythme de la ferme, les tâches se répètent au fil des saisons. Et le temps passe, inexorablement.

L’élément déclencheur. Au début du récit, Helmer a 55 ans. Il vit avec son père grabataire dans une solitude extrême. Jusqu’à ce qu’un événement perturbe le paisible écoulement des jours. Ce matin-là, Helmer décide de prendre sa vie en main. Son premier geste sera de déplacer son père à l’étage, dans la chambre du haut. Une décision qui marquera sa renaissance.

Pourquoi on aime ce roman. Parce que Gerbrand Bakker est un orfèvre. Il prend le temps d’installer le décor, de donner corps à ses personnages et diffuse avec soin l’atmosphère si particulière que dégage ce roman. En littérature, peu nombreux sont les auteurs qui s’autorisent un tel luxe. En déroulant soigneusement son récit, sans bruit ni fracas, l’auteur explore avec justesse le thème du deuil, du devoir filial et des relations familiales, des sujets délicats qui nécessitent beaucoup de subtilité et de finesse, tant dans l’écriture que dans ses silences.

Marisa, juin 2019

Personne n’a peur des gens qui sourient

Le dernier roman de Véronique Ovaldé Personne n’a peur des gens qui sourient, édité chez Flammarion, se lit comme un thriller psychologique dans lequel l’autrice a su habilement ménager le suspense jusqu’à la fin.

Le premier chapitre est à ce titre remarquable, la tension y est à son paroxysme. Après avoir en toute hâte rassemblé le strict nécessaire – le Beretta de son défunt mari, les passeports, les peluches de la benjamine et des livres pour l’aînée – Gloria, l’héroïne, embarque ses deux filles à la sortie de l’école et leur fait parcourir la France sans aucune explication, des rivages de la Méditerranée à un petit bourg alsacien où la jeune femme possède une maison héritée de sa grand-mère. Gloria agit avec détermination et sang froid, apparemment prête à tout pour aménager « une zone de sauvetage » à ses filles et les mettre à l’abri du danger.

Mais de quel danger s’agit-il ?Lire la suite »

Frère d’âme de David Diop

Dès les premières pages, Frère d’âme vous précipite dans une horreur indicible, celle de la Grande Guerre. La scène inaugurale a pour décor un champ de bataille désert et silencieux. Seule âme qui vive, le jeune Alfa Ndiaye est allongé aux côtés du corps de son frère d’arme, son ami d’enfance qui agonise, éventré.

Pendant que les autres s’étaient réfugiés dans les plaies béantes de la terre qu’on appelle les tranchées, moi je suis resté près de Mademba, allongé contre lui, ma main droite dans sa main gauche, à regarder le ciel bleu froid sillonné de métal.

Incapable de répondre aux supplications de ce moribond qui lui demande le coup de grâce, Alfa Niaye est une âme perdue, errante, à jamais égarée. La folie n’est pas loin, la sauvagerie prend corps, insidieusement. L’Afrique lui manque, cette terre où il vivait autrefois avec Mademba, le sacrifié.

A la fois récit de résistance et de résilience, où âme, chair et terre sont intimement liées, Frère d’âme nous fascine. Très maîtrisée, l’écriture de David Diop est intense et poétique. Certains passages, répétés plusieurs fois, sonnent comme une incantation, écho d’un monologue intérieur répété en boucle par le survivant. De ce texte surgit une musique envoûtante qui nous accompagne et continue de nous hanter, même lorsque le récit prend fin.

Marisa, 27 septembre 2018.