Le silence d’Isra d’Etaf Rum

Isra ne rêve pas. Le poids de sa culture ancestrale pèse sur ses épaules. Elle est née en Palestine. De quoi peut rêver une jeune fille de son rang qui n’a connu que soumission, restrictions, peurs ? Les femmes doivent rester à leur place.
Un mariage arrangé ? Il ne peut en être autrement. Sa vie sera-t-elle plus douce à Brooklyn loin des siens, loin des oliviers, des couchers de soleil sur les montagnes ? Elle n’a pas le choix. 16 ans, c’est l’âge de partir.
Isra ne parle pas, ou très peu. Ce nouveau monde qu’elle prenait pour un eldorado sera sa nouvelle prison. Être immigrée à New York n’est pas une sinécure. Elle a pourtant cru qu’elle pourrait se payer le luxe de rêver. Enfermée dans le sous-sol d’une maison avec pour seule compagnie sa belle mère palestinienne immigrée comme elle, qui ne croit pas en l’émancipation des femmes.

Ton destin ma chère Isra sera d’enfanter et satisfaire ton mari. Tu auras des fils.

Malédiction, Isra aura 4 filles. Son destin la pousse dans un profond abîme de désespoir. Heureusement, la lecture la fait voyager vers d’autres horizons, la sort de son quotidien ravageur. Plus de mari violent et alcoolique, plus de belle mère odieuse. Elle aimerait tellement pouvoir offrir un autre destin à ses filles qu’elle ne sait pas aimer. Sa détresse est trop grande.
Dans ce roman, Etaf Rum, jeune autrice américaine d’origine palestinienne, nous donne à voir la dure réalité de trois générations de femmes. Les deux premières sont nées en Palestine. Les filles d’Isra sont nées aux États-Unis. Deya, la fille aînée d’Isra changera-t-elle le cours des choses ?
Entre mensonges et non-dits, nous sommes pris dans ce drame familial touchant et bouleversant. 

Sophie, invitée des Liseuses de Bordeaux, le 28 avril 2022

Le silence d’Isra, Etaf Rum, L’Observatoire, 2020

Nom, de Constance Debré

La vie, à l’os… parce que sinon ça ne sert à rien, parce que sinon on ne sait même pas ce qu’on fait, parce que sinon on passe son temps à dire, lire, penser des trucs et à faire le contraire. Faire le contraire de ce que l’on sent comme réellement important, net, substantiel, comme valant vraiment la peine. Pour Constance Debré, le substantiel, le valable, le tangible intellectuellement et physiquement, c’est nager, écrire, lire, pédaler, faire l’amour. Et faire cela vraiment, le faire sérieusement, avec la discipline nécessaire, ça prend tout son temps. Sans plus d’espace pour le reste. Le reste, le pas important : posséder – des choses, des êtres -, croire, se rassurer, aimer mal, rester fidèle à des choses, des êtres chosifiés (la famille), se raconter des histoires, sur soi et sur les autres.

Comme le dit Constance Debré, il faut être sérieux et « les gens ne sont pas sérieux », « ils vont à demi… » Dans ce troisième récit biographique, après Play Boy et Love me tender, Constance Debré continue à tout bazarder parce qu’il le faut, parce que c’est nécessaire. Et la famille est la première des choses à bazarder, précisant bien que le sujet n’est pas sa famille, si prestigieuse, si révérée, si sûre d’elle-même, le problème c’est la famille, tout comme le sujet de son récit n’est pas sa vie, mais la vie et la question de savoir quoi en faire :

Avec n’importe quels parents j’aurais écrit le même livre. Avec n’importe quelle enfance. Avec n’importe quel nom. Je raconterai toujours la même chose. Qu’il faut se barrer. De n’importe où et n’importe comment. Se barrer. Aller de plus en plus loin. Géographiquement ou sans bouger. Etre de plus en plus seul. Aller vers la solitude. La sienne ou celle de l’autre.

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PI YING XI, Théâtre d’ombres, de Philippe FOREST

Qu’est-ce qui fait que l’on prend une situation, ou plutôt juste un sentiment, à peine un soupçon, pour un signe ? C’est à ce questionnement que Philippe Forest confronte son lecteur dans ce « récit » recomposé. Dans cette confrontation au monde qu’est la vie, le « signe » est-il le produit de l’interaction du sujet avec le monde, ou bien seulement une projection arbitraire et unilatérale du sujet, et de lui seul ?

Telle est la question que se pose l’auteur en sortant de ce restaurant chinois, la question qui le conduira en Chine ou plutôt l’y reconduira car à bien y regarder, il ne la quitte plus beaucoup cette Chine devenue tout à la fois son ici, son quartier, et son ailleurs, son paysage mental. Face à ce qui pourrait sembler constituer un signe (un appel à l’aide sans provenance), il fait le choix de l’interpréter comme tel, prenant ainsi le risque de s’embarquer pour la Chine sans plus de motif que la conscience d’un besoin, celui d’imaginer « qu’il y a quelque chose à découvrir, qui, d’une certaine façon, se trouve en relation avec ma vie et qui, si je comprends quoi, m’en révélera peut-être le sens ».

La Chine qu’il connaît si bien (en tout cas mieux que d’aucuns qui rapidement s’en revendiquent spécialistes), et pourtant si peu, cette Chine devient au fil de cette narration mêlant récit et introspection un peu comme un autre lui-même.

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Trois ouvrages à découvrir de toute urgence (ou un peu plus tard)

histoire-des-grands-parents-que-je-n-ai-pas-eus-ivan-jablonka-liseuses-de-bordeauxHistoire des grands-parents que je n’ai pas eus
de Ivan Jablonka, paru en poche aux Editions du Seuil
Ivan Jablonka, professeur d’histoire à l’université Paris 13, éditeur à La République des Idées et rédacteur en chef de la revue laviedesidées.fr, n’a pas connu ses grands-parents paternels arrêtés un matin de février 1943 et gazés à Auschwitz, ne laissant derrière eux que deux orphelins, quelques lettres et un passeport.
C’est pourtant à partir de ces seuls éléments qu’il va mener une enquête passionnante, à la fois biographie familiale, œuvre de justice, recherche historique et déclaration d’amour à ses disparus.
Cette quête mène le lecteur d’un petit village de Pologne au Belleville des années 40, de la Bretagne où seront cachés les orphelins au camp de Drancy.
Un hommage, digne et sensible, au destin tragique de Matès et Idesa qui deviennent, au fil de la lecture, comme de lointains parents dont nous chérirons à notre tour la mémoire.

DR
Le plancher de Jeannot – DR

Nous tous sommes innocents
de Cathy Jurado-Lécina, aux éditions Aux Forges de Vulcain
Glané sur le stand des éditions Aux Forges de Vulcain présentes pour la première fois à l’Escale du livre, ce premier roman est une très bonne surprise.
Inspiré d’une histoire vraie, il conte la vie de Jeannot qui, dans les années 70, du fond de son hameau, grava le parquet de sa chambre d’un texte en capitales de 80 lignes poinçonnées lettre par lettre. (On peut, aujourd’hui encore, voir ce parquet exposé devant l’entrée de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne à Paris).
Cathy Jurado-Lécina reconstituant la vie de ce jeune paysan offre au lecteur une fiction au plus près de l’expérience de ses personnages.
Une langue claire et sensible, un beau moment de lecture.

Un blanc
de Mika Biermann, aux éditions Anacharsis
Appareillez à bord de l’Astrofant et vivez une expérience de lecture désopilante.un-blanc-mika-biermann-liseuses-de-bordeaux
Mika Biermann, auteur d’origine allemande qui a jeté l’ancre à Marseille il y a 25 ans, vous conte les déboires d’une expédition scientifique dans les contrées antarctiques à laquelle la rencontre malencontreuse avec un iceberg va donner un tour inattendu.
Écriture truculente et personnages grand guignolesques, un petit extrait pour vous mettre l’eau (froide, très froide) à la bouche :

Au moment où notre sismologue Wobliètchenkov enjambait à son tour le bastingage pour nous rejoindre, un son de bourdon assourdissant se fit entendre et la glace se fendit devant la proue du bateau, la cassure se prolongea droit vers le sommet de l’iceberg, et nous fûmes projetés en l’air…..

Hélène, 06/05/2015