
J’ai beaucoup aimé Emily, le dernier roman de Stewart O’Nan. Nostalgique, jamais triste, à l’humour subtil, Emily dresse le portait sur une année d’une octogénaire vivant à Pittsburgh. Les saisons s’y écoulent lentement, avec quelques à-coups parfois, toujours sans urgence.
Les semaines d’Emily sont rythmées par deux rendez-vous immuables : la venue de sa femme de ménage, Betty, le mercredi et les déjeuners au Eat’n Park avec sa belle-sœur Arlène, le mardi. Ce n’est pas qu’Emily et Arlène soient particulièrement proches. En fait, c’est l’âge qui les a rapprochées. Et la solitude. Car Emily, c’est le portrait de la solitude des grandes villes d’aujourd’hui : elle vit seule dans une maison de banlieue, ses contacts avec ses voisins sont courtois, bien que rares…
Ses sorties hebdomadaires avec Arlène sont une aventure. Le roman s’ouvre d’ailleurs sur une scène hilarante où Arlène traverse Pittsburgh au volant de sa voiture, presque à l’aveuglette. Emily, assise à la place du co-pilote, est terrifiée, ne peut prononcer un mot pendant le trajet et est véritablement soulagée d’arriver au Eat’n Park, où grâce à des coupons de réduction, elles ne paieront qu’un repas sur les deux. Mais Arlène, prise d’un malaise, s’effondre, faisant subitement prendre conscience à Emily de sa dépendance et de la fragilité de l’existence. Emily choisit de lutter en s’achetant une voiture qui devient l’emblème de son indépendance et de son contrôle sur sa vie.
Et pourtant, elle attend. Elle attend les visites de ses enfants, Margaret et Kenneth, et de ses petits-enfants, qui sont les points d’orgue du roman. Les visites sont brèves, toujours un peu précipitées, mais intenses. Stewart O’Nan montre avec beaucoup de subtilité les efforts d’Emily pour ne pas reproduire l’éducation qu’elle a reçue de sa mère, ses incompréhensions des évolutions de la société, que ce soit le désir d’indépendance de sa fille Margaret ou l’homosexualité de sa petite-fille, et son regret de ne pas avoir été la mère qu’elle aurait voulu être.
Le roman aborde aussi le déclassement de la classe moyenne. Si Emily a réussi à s’extraire de son milieu social rural, sa fille Margaret, bien qu’ayant un emploi, a besoin du soutien financier régulier de sa mère pour subvenir à ses besoins, et ce malgré des conditions d’existence nettement inférieures. Car c’est cela aussi que décrit Stewart O’Nan : ce que la classe moyenne a perdu en deux générations dans une ville industrielle en déclin comme Pittsburgh.
Mais Emily est un roman à l’humour lumineux. Il s’immisce naturellement dans les scènes, comme celle où, après avoir goûté à la liberté que procure une voiture, Emily découvre les affres des réparations coûteuses et les franchises d’assurance…
Il y aurait encore tant de choses à écrire sur ce roman subtil : l’omniprésence du chien Rufus, vieux springer malade, qui est un personnage à part entière ; la musique classique, qui masque le silence de la solitude (le roman mériterait une bande-son…) ; les petits mystères qui jalonnent l’histoire comme cette femme nue en pleine nuit…
Florence, 01/06/2015