Ici n’est plus ici

Pendant des années, la mire de la télévision américaine a été une tête d’Indien coiffée de plumes. Elle symbolisait parfaitement la considération de la société américaine pour les autochtones : un stéréotype à abattre.

Dans son roman Ici n’est plus ici, Tommy Orange s’attache à démonter le stéréotype et à montrer la complexité d’être un autochtone aujourd’hui aux Etats-Unis. On est loin du cliché véhiculé par les vieux westerns, réserves-plaines-mocassins. Les autochtones vivent en ville où ils exercent un emploi… comme tout le monde, serait-on tenté d’écrire… Mais le fait est qu’ils font face à des difficultés supplémentaires plutôt entravantes : ils doivent s’intégrer dans une société qui ne veut pas vraiment d’eux et qui n’a pas été conçue avec eux.

Tommy Orange a construit son roman autour d’une dizaine de personnages dont il fait s’entremêler les destins en les faisant converger vers le Grand Pow Wow d’Oakland. Les personnages sont bien campés et illustrent la diversité des situations. Le lecteur suit Jacquie Red Feather depuis les quelques semaines qu’elle passa, alors adolescente, sur l’île prison d’Alcatraz quand une poignée d’autochtones tenta de la reconquérir, et qui scellèrent douloureusement son destin. Il suit le jeune Edwin Black, métis qui n’a jamais connu son père indien et qui tente de le retrouver. Et le désabusé Dene Oxendene qui recueille des témoignages d’Indiens, autant pour l’argent que cela lui rapporte que pour ne pas voir mourir sa culture. Certains luttent contre leurs démons, comme Jacquie Red Feather qui déplace le frigo de sa chambre d’hôtel dans le couloir pour ne pas en boire les mignonettes. D’autres essaient de comprendre d’où ils viennent, comme Orvil pour qui revêtir un costume d’Indien relève de la quête identitaire. Les personnages sont complexes, uniques et composent avec une société qui a tout fait pour les en exclure.

Le cri de colère de Tommy Orange est poignant et s’exprime dans un prologue et un entracte où il dénonce la duperie et la rouerie des colonisateurs dans les traités qu’ils firent signer aux autochtones.

« Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner. Non que nous soyons brisés. Et ne faites pas l’erreur de nous trouver résistants. Ne pas avoir été détruits, ne pas avoir abandonné, avoir survécu, n’a rien d’honorifique. Diriez-vous de la victime d’une tentative de meurtre qu’elle est résistante ? »

La force de ce roman est de montrer comment chaque individu, comment chaque être humain reste debout malgré la violence qui le frappe. Il y a ceux qui revendiquent leur identité, ceux qui l’acceptent faute de pouvoir la nier, ceux qui la rejettent. Tous la cherchent. Tous l’ont en eux.

Au-delà de ses qualités littéraires indéniables, ce roman pose une vision moderne de la situation des autochtones aux Etats-Unis et place les débuts de Tommy Orange dans la littérature parmi les plus prometteurs.

Florence, 24 août 2019

Nager vers la Norvège : entretien avec Jérôme Leroy

C14FC46B-1D3D-470A-89C9-9CCB5A41587C

Nager vers la Norvège (Editions la Table ronde, 2019)

Il y a beaucoup de nostalgie dans la poésie limpide et simple de Jérôme Leroy. L’auteur livre ses moments de grâce, ceux qui font le plaisir d’être au monde malgré tout, malgré le monde qui débloque, l’amour qui fait mal, malgré la mort qui approche (comme chacun sait mais lui davantage encore). Il pratique l’optimisme du désespéré ou le désespoir de l’amoureux de la vie. Comme si, assis dans l’obscurité d’une chambre aux fenêtres closes, il voyait la vie lui faire des clins d’œil dans l’embrasure de la porte et ne résistait pas à l’envie de lui sourire. C’est une cueillette de trésors fragiles : l’odeur du jasmin vers une heure de l’après-midi, Vivian Leva chantant Why Don’t You Introduce Me as Your Darlin’, les couvertures du « Carré noir » et ses filles nues, les gros livres de poche tout neufs, une copie d’école vieille de 36 ans retrouvée dans un carton…  Il y a aussi les amis bien sûr et l’amour peut-être… 

Une poésie qui vous montre ce qui est beau et vivant autour de vous. 

Avec la même générosité et la même simplicité qu’il met dans sa poésie, Jérôme Leroy a accepté de répondre aux questions d’Isabelle.

Vous évoquez souvent les années 70, à travers le souvenir d’objets, de livres, de chansons, d’émissions de radio. Ce sont les années de votre adolescence et de votre jeunesse, un temps dont vous semblez regretter la fraicheur et les promesses d’avenir. Les objets sont des tremplins pour la mémoire, comme si le passé n’est finissait pas de passer. La nostalgie semble être un des moteurs de votre écriture…

C’est tout à fait juste. Mais il faut savoir de quelle nostalgie on parle. Il ne s’agit pas de se complaire dans le passé. J’ai aussi des poèmes qui célèbrent le bonheur d’être au monde. Non, il s’agit plutôt d’une nostalgie active. La nostalgie, pour moi, c’est un mode de connaissance du monde, des choses, des autres et de soi-même. C’est une espèce de baromètre qui permet de mesurer le temps qui passe et de savoir comment il passe. La nostalgie, c’est une météo intime. 

En plus, il me semble effectivement qu’il y a un monde d’avant et un monde d’après, que les choses changent objectivement dans les années 80 pour des raisons historiques et politiques. Je suis né dans les années 60, j’ai été adolescent dans les années 70 et je regrette cette période pas simplement parce que j’étais jeune mais parce qu’il me semble objectivement, encore une fois, que les paysages étaient moins abîmés, que les rapports humains étaient moins violents, moins soumis à la compétition, que les gens pouvaient encore vivre dans les villes et non dans des zones périphériques sans âme, que les gens se parlaient sans avoir besoin des réseaux sociaux. Cette période me semble comme une Atlantide, c’est autant un lieu qu’une époque qui me manquent.

Vous écrivez des recueils de poésie mais aussi des romans noirs. Vous avez publié très récemment Lou après tout, tome 1 : le grand effondrement aux Editions Syros, une dystopie pour les ados et jeunes adultes. Roman noir et poésie sont deux pans de la littérature a priori éloignés. Quels rapports le poète en vous entretient-il avec l’écrivain de romans noirs ? Et vice versa ?

Effectivement, je crois que c’est un a priori. Poésie et roman noir sont beaucoup plus liés qu’on ne le pense en général. Un grand nombre d’auteurs de romans noirs sont aussi des poètes. Je pourrais vous citer, aux USA, Ron Rash, James Sallis, Richard Hugo ou, en France, des gens comme Léo Malet qui fréquentait les surréalistes ou plus récemment, Marc Villard. Sans compter Edgar Poe notre maître à tous qui a inventé le roman noir, le roman à énigmes, qui a renouvelé la littérature fantastique et qui est aussi connu pour son œuvre poétique! Je crois que dans les deux cas, poésie et roman noir, il y a une certaine école du regard. Le poète et l’auteur de roman noir font la même chose, il change d’angle de vue, il cherche à voir au-delà des apparences, ils sont dans une démarche du dévoilement…

Un de vos poèmes commence par ces mots « Vieillir c’est devenir aussi joyeux qu’un préfixe privatif ». Dans un autre vous listez 18 façons de cultiver l’insomnie (Il ne dort pas). Vous pratiquez beaucoup l’humour désespéré… Est-ce une manière privilégiée de conserver « le plaisir d’être au monde malgré tout » ?

Je ne pense pas non plus que la poésie ne puisse pas faire bon ménage avec l’humour ou l’autodérision. Je suis un grand amateur de cinéma italien précisément parce que c’est un cinéma qui sait faire se côtoyer l’émotion et le rire. Rien ne me semble plus gênant, dans une certaine poésie contemporaine, que cette manière froide de prendre la pose, d’intellectualiser systématiquement… Je préfère une poésie avec des gens dedans, des goûts, des saveurs, des couleurs. La poésie n’est pas là pour intimider, elle est là pour rencontrer l’autre, et à travers cette rencontre, établir une forme de communication avec un lecteur auquel on dit: « Tu vois, toi et moi, on se ressemble. »

Propos recueillis par Isabelle, août 2019

Kouplan : le détective sans-papiers de Stockholm

Cela paraît assez improbable : un enquêteur tout chétif qui a peur de croiser les flics et qui se fait nourrir par ses clientes, parce qu’il n’a pas de quoi manger à sa faim. Et pourtant, ça fonctionne bien. L’auteure Sara Lövestam a créé un héros peu commun mais nécessaire pour évoquer les demandeurs d’asile dans les pays scandinaves.
Elle les connaît bien puisqu’elle a donné des cours de suédois aux migrants pendant des années, avant de devenir écrivain.
Kouplan est iranien, il vit dans la rue en Suède bien qu’il ait un niveau d’éducation élevé lié à une enfance protégée dans son pays d’origine. Mais le contexte politique l’a amené à s’enfuir. Pour survivre, il propose ses services de détective privé à des personnes qui préfèrent éviter la police. Ça leur fait un point en commun ! Il est malin et analyse les comportements des individus de façon très perspicace, se basant sur l’idée que chacun agit en fonction d’un certain nombre d’éléments déterminants que Kouplan cherche à découvrir.

Lire la suite »

Tu retrouves, je découvre… Houellebecq

Conversation entre Yves Kafka et Isabelle à propos de Sérotonine.

Isabelle : Yves, tu es un fidèle lecteur de Michel Houellebecq. De roman en roman, pourquoi y reviens-tu ?

Yves : Pourquoi Houellebecq ? Parce qu’il agit sur moi comme une sorte de baume anesthésiant de toute volonté de souhaiter un monde idéal. Houellebecq a quelque chose de rassurant, en ce sens qu’il pratique un lâcher-prise total, par rapport au bien penser et au politiquement correct. Avec lui, c’est comme si on était déchargé de toute la noirceur de l’âme, de toutes les idées limites que l’on peut avoir à certains moments, parce qu’il ose absolument tout, et avec un bonheur qui est réjouissant. C’est ce que j’aime chez Houellebecq. Par ailleurs, je trouve que l’aspect désespéré de toutes les histoires qu’il nous raconte et de tous les personnages qu’il met en scène n’est absolument pas désespérant, au contraire, pour moi, il est vivifiant. J’aime ce qu’il raconte, j’aime cet homme.Lire la suite »