La Petite Bonne de Bérénice Pichat

La Petite Bonne, ce titre m’a fait de l’œil dès que je l’ai aperçu. 

Parmi la profusion de sorties littéraires en ce mois de septembre, c’est celui-ci que j’ai choisi. J’aime les histoires qui parlent des femmes, des strates qui les composent, et que l’auteur a plaisir à effeuiller pour en faire des écrits vibrants et infinis. J’aime encore plus quand il s’agit de femmes de rien, d’aspect ordinaire. Elles ont le pouvoir de révéler tous leurs potentiels dans leurs vulnérabilités et leurs insuffisances.

Dans ce roman écrit par Bérénice Pichat, la petite bonne qui n’a pas de prénom et sera toujours présentée comme telle, va chez le couple Daniel s’occuper de l’entretien de leur demeure bourgeoise. Monsieur, autrefois pianiste émérite est un grand mutilé de la 1ère guerre mondiale. Sa femme, Alexandrine, veille sur lui depuis plus de 20 ans, vivant dans l’ombre de cet homme ravagé par la solitude et la souffrance. Et si Monsieur profitait de l’arrivée de cette jeune bonne pour l’aider à réaliser son funeste projet ?

 Elle est assise

Face à lui

Ses entrailles la brûlent

Elle sent ses joues rouges

Sa peau qui tire

Elle réfléchit

Elle a très bien compris

Ce que Monsieur lui demande

Il a parlé clairement

Joué cartes sur table

La vérité apparaît

Toute simple

Dans son horreur

Face à elle

Il attend

Crispé

Tendu

Et si elle acceptait 

Il veut y croire

Peut- être est-ce possible 

Notre petite bonne va, contre toute attente, s’imposer dans leurs vies et bousculer leur fragile équilibre. Sa fraîcheur, son authenticité et ses blessures vont trouver un écho auprès de ce bout d’homme brisé. Ce récit puissant sous forme de huit clos, donne une voix singulière à chaque personnage. Bérénice Pichat donne à la petite bonne, une narration unique sous forme de vers libres donnant ainsi plus de corps à ces mots.

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Dans la mer vivante des rêves éveillés, de Richard Flanagan 

Tasmanie, Australie, aujourd’hui.

Une femme, Anna, et ses deux frères se retrouvent auprès de leur mère, victime d’un AVC. Autour d’eux le monde brule, leur île est dévorée par le feu, le ciel est devenu ocre, l’air empeste la suie. 

La maladie d’une vieille femme, d’une part, la disparition dans les flammes de milliers d’hectares de forêt et de millions d’animaux, d’autre part : deux événements, deux urgences bien réelles mais pour Anna et ses frères l’une éclipsera l’autre et sera au centre de leur vie plusieurs mois durant. Jusqu’où aller pour repousser la mort d’une mère ? Chacun des trois membres de cette fratrie devra prendre position, chacun devra aussi négocier avec le souvenir refoulé de la mort d’un grand frère lorsqu’ils étaient encore très jeunes. Chacun devra affronter sa propre peur de la mort et de la perte. 

Richard Flanagan nous livre un récit efficace, tendu, prenant, aux accents fantastiques. Alors que sa mère laisse peu à peu filer sa vie, Anna ne voit-elle pas disparaître un à un des morceaux de son propre corps ? Un doigt, puis un genou, un sein deviennent invisibles sans que personne ne s’en rende compte ou ne veuille le voir. Au lent effacement d’un corps, répond l’indifférence.

Ce roman est un cri. Un cri d’alerte car ce récit bouleversant réussit à nous faire comprendre ce qui est à l’œuvre dans nos sociétés : la disparition du monde réel dans l’indifférence et les flammes (ou sous le béton, sous le plastique, etc.), et l’avènement d’un monde virtuel, ce refuge à portée de doigt, un scroll sur Insta et puis s’en va, pour fuir et déserter l’action. Le langage lui-même est perverti et ne sert plus à dire le monde : les mots de la finance, du management et de la technologie en s’insinuant dans nos vies font disparaitre le réel derrière un écran de fumée.

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Le parfum des cendres, de Marie Mangez

C’est une drôle de rencontre : celle d’Alice, une jeune thésarde joyeuse et d’un thanatopracteur taciturne. Sylvain n’est pas un embaumeur normal. Il sent les morts. Cela peut paraître bizarre, mais il a le don de sentir des particules olfactives jaillies du néant. 

Le parfum des cendres, Marie Mangez, Finitude

«A leur contact la voix bourrue et sèche de l’embaumeur devenait enveloppante comme celle d’un conteur et Alice se laissait bercer, transporter par ce son grâce auquel, sous leurs yeux, les chairs figées reprenaient couleur et vie. »

Alice a grandi aux côtés d’une mère sourde dont elle était les oreilles. La musique est omniprésente dans sa vie, et elle en fait bénéficier (lors des trajets en camionnette) son maître de stage. Ah oui, j’ai oublié de vous dire qu’Alice écrit une thèse sur les thanatopracteurs. C’est donc dans ce but qu’elle accompagne Sylvain dans ses déplacements et le regarde travailler. On ne peut pas dire qu’il apprécie sa compagnie, ni ses commentaires ou ses questions. Alice est d’une nature spontanée. Elle a pour habitude de nouer facilement des relations par sa curiosité bienveillante et sincère. Elle ne s’impose pas.

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Les revenants de Laura Kasischke

« La scène de l’accident était exempte de sang et empreinte d’une grande beauté.
Telle fut la première pensée qui vient à l’esprit de Shelly au moment où elle arrêtait sa voiture. 
Une grande beauté. 
La pleine lune était accrochée dans la ramure humide et nue d’un frêne. L’astre déversait ses rayons sur la fille, dont les cheveux blonds étaient déployés en éventail autour du visage. Elle gisait sur le côté, jambes jointes, genoux fléchis. »

Les revenants de Laura KasischkeProfesseur de musique à l’université, Shelly est le seul témoin d’un accident de voiture impliquant deux jeunes gens, Craig et Nicole. A l’arrivée des secours, elle laisse derrière elle les deux accidentés, miraculeusement vivants.
Or le lendemain, en lisant l’article consacré à l’accident dans la presse locale, Shelly apprend avec stupeur que Nicole est morte dans une mare de sang, et que Craig s’est enfui.
Que s’est-il réellement passé ce soir-là ? Pourquoi personne ne veut prendre en compte le témoignage de Shelly ?

Ce roman a pour décor le campus d’une université du Midwest américain, microcosme puritain et élitiste, où professeurs, étudiants et quelques fantômes se côtoient, chacun transportant ses problèmes, ses névroses et ses croyances.

Car Laura Kasischke aime gratter le vernis de l’apparence : reflet de la société dans son ensemble, ce campus universitaire est le décor de bien des secrets inavouables, à commencer par ceux que cache la pure et sage Nicole… 

Un thriller teinté de fantastique… et une subtile analyse de la société américaine.

Marisa, 21 mars 2020