Dimanche 6 juin 2025, Saint Malo intra-muros. Je me hâte pour gagner l’Hôtel de l’Univers, l’un des douze lieux où se tient le Festival du livre et du film des Etonnants Voyageurs. J’ai prévu d’y assister à une rencontre à laquelle participe Isabel Del Real, une jeune autrice dont j’ai découvert le premier livre, Plouhéran, un récit graphique, en début d’année grâce à ma bibliothécaire préférée. Chemin faisant je me fais la réflexion qu’avec son périple de 15 000 kms à vélo de la Bretagne à l’Iran, elle est pleinement dans la thématique de ce festival et même, pour moi, la plus étonnante de ces Etonnants Voyageurs édition 2025.
Revenons quelques années en arrière, en 2020. Isabel Del Real est une jeune étudiante en Droit qui termine un Master à Science Po Paris. C’est sans enthousiasme qu’elle envisage de préparer les concours pour devenir avocate. Un premier défi personnel réalisé durant l’été, la traversée des Pyrénées d’ouest en est, lui ouvre l’appétit. Elle veut plus de montagne et de grandes aventures. Des conversations avec son père ont semé dans son imaginaire le nom du mont Damavand, en Iran. Il est parait-il entouré des plus belles montagnes du monde ! Une amie lui a vanté le charme de Téhéran. A pied le voyage prendrait bien trop de temps. C’est décidé, malgré la pandémie du Covid et le couvre-feu, cette jeune femme pas particulièrement cycliste partira à vélo, seule, de son village de Bretagne, Plouër-sur-Rance pour rallier Téhéran !
Le récit qu’elle a tiré de cette aventure est particulièrement riche, vivant, passionnant. Avec elle, nous progressons vers l’est, jour après jour, avalons les kilomètres, franchissons cols et montagnes, affrontons le froid et les intempéries puis les ardeurs du soleil, recherchons les meilleurs endroits pour bivouaquer… La jeune femme nous fait partager ses émerveillements devant les paysages qu’elle traverse, les villes qu’elle découvre. Elle nous livre également, avec une grande honnêteté, ses moments de doutes et ses peurs. Comme la crise d’angoisse qui la saisit dès le début de son parcours, lors d’une nuit d’hiver passée isolée dans une forêt du Gévaudan sous le simple refuge de sa tente.

Même si elle est partie seule, Isabel Del Real est loin de fuir la compagnie de ses semblables. Les rencontres jalonnent son parcours et son récit. A l’issue de ses journées de vélo, elle se voit régulièrement proposer le gite chez l’habitant, quel que soit les pays qu’elle traverse.
Et puis très vite elle croise sur l’asphalte d’autres jeunes cyclistes avides de voir le monde. Le premier est un jeune archéologue italien, Sebastiano. Avec lui elle ira jusqu’à Venise où la famille de Sebastiano l’hébergera quelques jours. Le choix de dessins en noir et blanc pour ce récit graphique est particulièrement judicieux pour les pages consacrées à ce séjour vénitien dans une ville vidée des touristes par le Covid. La déambulation nocturne sur les toits de Venise est d’une poésie inoubliable.
Au bout de cinq mois, elle est en vue d’Istanbul. Cette ville n’est pas simplement une étape supplémentaire dans le parcours de la jeune voyageuse mais constitue un véritable point de bascule. Isabel Del Real a atteint les limites de l’Europe, les portes de l’Asie. Un monde inconnu s’ouvre devant elle.
La suite sera une succession de découvertes de lieux mythiques. Bravant des meutes de kangals – descendants des chiens de chasse de Mésopotamie – la jeune femme traversera l’immense et poussiéreux plateau anatolien, gardien d’endroits magiques comme les villages troglodytes de Cappadoce. En compagnie d’autres compagnons de route – ce voyage est aussi une histoire d’amitiés – elle franchira ensuite les gorges de l’Euphrate pour atteindre les rivages luxuriants de la mer Noire.
Cette aventurière généreuse fera même un ultime détour par la Géorgie et les hauts cols du Caucase, sur les traces de l’exploratrice et autrice suisse, Ella Maillart. L’Arménie sera la dernière étape avant qu’elle n’atteigne enfin, dix mois après son départ de Bretagne, le but qu’elle s’était fixée, l’Iran et sa capitale. Et, sur les toits de Téhéran, ce sont des images d’une grande poésie rappelant un autre voyageur, Le petit prince de Saint Exupéry, qui clôturent voyage et récit.

Avant Isabel Del Real, bien d’autres jeunes gens se sont élancés pour découvrir le monde à vélo puis en ont fait le récit. En 1994, Alexandre Poussin et Sylvain Tesson, âgés respectivement de 22 et 24 ans partaient pour une épopée d’un an et 25 000 kilomètres. Ils le raconteront dans un livre fabuleux, On a roulé sur la terre.
J’ai beaucoup aimé retrouver chez Isabel Del Real cette facilité à oser transformer ses désirs en actes, cette absence d’impossible, cette urgence à vivre. Et j’ai énormément pris de plaisir à la voir nous offrir un récit tout à fait original. La forme choisie, un roman graphique en noir et blanc, est très onirique et nous installe souvent dans une ambiance de conte qui laisse beaucoup de place à notre imaginaire de lecteur. Plouhéran est un livre où se déploient page après page les qualités propres de son autrice : sa poésie, sa sincérité et sa simplicité. Je vous le recommande chaudement !
Je vous laisse sur un extrait de la très belle lettre que son ami Sebastiano lui avait donné à Venise, avec recommandation de ne l’ouvrir qu’à Téhéran, ce qu’elle a fait. C’est une citation de Sénèque :
Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.
Eric, aout 2025
Plouhéran, Isabel Del Real, Edition Delcourt Encrages, 2024
On a roulé sur la terre, Alexandre Poussin et Sylvain Tesson, Edition Robert Laffont, 1996