La maison vide, de Laurent Mauvignier

La lecture de La maison vide de Laurent Mauvignier en octobre dernier a été pour moi un véritable coup de cœur qui s’est poursuivi tout au long des 740 pages du roman.
Coup de cœur qui semble amplement partagé puisque le roman a suscité dans les médias de nombreuses réactions positives et qu’il a obtenu le prix Goncourt en novembre.

Alors, pourquoi un tel emballement pour cette Maison vide ?

Ce roman est une vaste fresque familiale qui s’étire sur plus d’un siècle et demi ; il transporte le lecteur dans un monde rural marqué par les traditions et bousculé psychologiquement et sociologiquement par deux guerres mondiales.
L’auteur, Laurent Mauvignier, en est aussi le narrateur : il restitue ici sur plusieurs générations une histoire de sa famille, éclairé par les récits parfois contradictoires que lui en a fait sa mère dans son enfance. Il lui est resté de ces histoires lacunaires « quelque chose d’absent qui( le) tourmente ».

( Quelque chose d’absent qui me tourmente est d’ailleurs le titre d’un recueil d’entretiens avec une éditrice belge dans lequel l’écrivain se retourne sur son passé et explique sa relation à l’écriture.)

Laurent Mauvignier a seize ans lorsque son père se suicide.
La maison vide, c’est la maison de famille du père, une vaste demeure terrienne, restée inhabitée, depuis la mort de la grand-mère, Marguerite, et que son père a rouvert vingt ans après. L’auteur y a passé des vacances quand il était jeune. Aujourd’hui, il y retourne, avide de percer le mystère de la mort de son père. Un autre mystère le préoccupe, celui qui a entouré la vie de Marguerite – la mère de son père – tondue à la libération pour collaboration horizontale sous les yeux de son fils de sept ans et morte à 40 ans, alcoolique et rejetée de tous. L’image de son « pauvre petit papa de sept ans » n’a jamais quitté l’auteur.
Vide d’occupants mais riche de réminiscences, la maison livre à la mémoire du narrateur des petits riens, légion d’honneur, photos, commode, coffrets divers, qui entrent en résonance avec lui.
Mais comment identifier un continuum dans lequel s’inscrit cette légion d’honneur, récompense d’un acte d’héroïsme de Jules, l’arrière-grand-père, pendant la guerre de 14 et des photos de famille où le visage d’une femme – celui de sa grand-mère Marguerite – a été découpé ? Et que faire du piano muet qui trône dans le salon de ces anciens paysans-bourgeois, sinon l’accorder à nouveau en lui redonnant une place dans la vie de son arrière-grand-mère, Marie Ernestine, figure centrale du roman ?

Moi, de mon côté de la rive du temps, j’aperçois tout ça comme le seul récit diffracté d’un monde dont la gloire a été – par la mort de Jules – le signe avant-coureur de la catastrophe familiale qui a nourri le récit qu’aujourd’hui quelque chose en moi cherche à comprendre, comme pour en reconstituer le puzzle…

Guidé par l’intuition et l’imagination, l’auteur tente de reconstruire son histoire familiale au plus près de la réalité de l’époque. Dans cette réalité nourrie d’odeurs, de bruits, de tableaux d’ombre et de lumière, de tout ce qui participe du prosaïsme d’un quotidien rural du début du XXe siècle, il produit une fiction dans laquelle il va essayer de chercher la part irréductible du réel et un peu de sa vérité.

« On sait que c’est ( …) souvent par la fiction que résonne en nous le réel » dit Laurent Mauvignier dans Quelque chose d’absent qui me tourmente.

Certes, le réel documente la fiction – et l’auteur s’est documenté pour évoquer la vie rurale, ses conventions et ses modifications suite à la Grande Guerre -, mais « la fiction à sa manière documente le réel », nous dit encore Laurent Mauvignier. Bien plus que des documents historiques, le regard porté sur Jules, l’arrière-grand-père, nous donne à voir l’incrédulité de ces paysans arrachés du jour au lendemain à leurs moissons par l’avis de mobilisation et qui n’ont d’autre choix, pour se donner du cœur, que de se jeter aussitôt à corps perdu dans un patriotisme belliqueux : « Tous à Berlin ! »
De même cette légion d’honneur possède-t-elle à elle seule, dans toute sa dérision, la dimension iconographique du besoin d’héroïsme qui permet de transcender la guerre et ses souffrances, celle qui va aider, dans l’imaginaire des survivants, à trouver un sens à la perte.
A Marguerite, il n’est resté que cette notion d’héroïsme pour évoquer son père, fiction imposée et entretenue avec une rigueur hypocrite par sa mère, laquelle n’avait rien d’autre à proposer sur son mari. Ce qui n’a guère laissé de chances à l’enfant pour se construire face à l’indifférence maternelle.

Comment approcher au mieux ce qui a pu être l’histoire et la personnalité de ses aïeux ? Les repères sont peu nombreux, l’invention s’impose. La figure centrale est Marie-Ernestine, mère de Marguerite, dont la vocation était de devenir pianiste et de suivre les cours du conservatoire à Paris. Son mariage forcé avec Jules, un honnête travailleur capable de gérer le domaine, est de toute évidence à l’origine de drames successifs dans les générations qui suivent. Ces drames intéressent l’auteur car il sait à quel point ils ont pu imprégner son père et lui-même à la suite.
L’auteur tient à appréhender ses personnages dans la spécificité de leur époque. Il les saisit de l’intérieur et explore leurs souffrances, leurs révoltes, leurs frustrations et leurs manques. Il tourne longuement autour d’eux, à la recherche du mot qui lui semble le plus juste, quitte à en choisir ensuite un autre qui lui paraît plus adapté. Il accumule les hypothèses, l’une se rapprochera bien de ce qui fut ! C’est de ces circonvolutions que surgit un possible qui pourrait être réel, mais un réel avec des blancs.

J’ai toujours l’impression d’être en train de travailler à une superposition de couches, faites de transparences ou d’opacités. (… ) Pour moi, la peinture, la sculpture dans la mise en pratique, ressemblent beaucoup à l’écriture.( cf. Quelque chose d’absent qui me tourmente )

Ce roman est un roman de femmes, obligées de vivre à côté de leur vie, contraintes de se plier à la férule du patriarcat de l’époque. Seule, la mère de Marie-Ernestine – désignée ironiquement par l’expression : « la préposée aux confitures et aux chaussettes à repriser » – peut à la mort de son mari et de son gendre montrer ses capacités de gestion et mener à bien les affaires du domaine.
Quant aux hommes, ils sont des dominants, mais peuvent parfois être prisonniers de leur devoir d’être des dominants, à moins qu’ils ne soient destinés à devenir de la chair à canon.
Ces personnages laissent au lecteur une forte impression, en particulier celui de Marie-Ernestine. L’auteur a travaillé sur l’imaginaire collectif, marqué par la littérature de la fin du 19e siècle – on ne peut s’empêcher de penser parfois à Flaubert ou à Balzac, et Zola n’est jamais loin… – et meurtri par l’histoire des deux guerres du 20e.

Ausculter notre passé familial, c’est aussi interroger notre passé collectif pour questionner notre rapport au présent et à l’avenir.

La lecture de ce roman, si intéressant du point de vue stylistique et littéraire, suscite un sentiment de proximité, chacun doit pouvoir identifier des bribes de sa propre histoire familiale, des parents proches ; ces personnages du roman nous permettent, à l’auteur d’abord, mais aussi à nous lecteurs, de retrouver des personnes. Et c’est ce à quoi tend l’auteur par la littérature.

Si ce roman vous plaît, vous trouverez sans doute intéressant ce livre d’entretiens entre Laurent Mauvignier et Pascaline David qui est paru à peu près en même temps que La maison vide, mais a été réalisé avant l’écriture du roman. On voit à quel point chez Mauvignier littérature et rapport au réel peuvent interférer.

Marie-France, décembre 2025

La maison vide, Laurent Mauvignier, Les Editions de Minuit, mai 2025

Quelque chose d’absent qui me tourmente Entretiens avec Pascaline David, Editions de Minuit, mai 2025

Le fantôme de la banquette arrière de Jan Carson

Nous avons récemment organisé une rencontre des Liseuses de Bordeaux autour de la thématique des maisons d’édition. C’est au cours de cette réunion que j’ai réalisé que la maison sur laquelle s’était arrêté mon choix, Sabine Wespieser Editeur, même si elle publie des auteurs de toutes les nationalités, m’évoque principalement un formidable quatuor d’autrices irlandaises contemporaines.

Je ne résiste d’ailleurs pas au plaisir de leur rendre un rapide hommage même si cet article ne portera que sur la dernière d’entre elles, Jan Carson. Nuala O’Faolain, regrettée autrice de L’histoire de Chicago May récompensé du Prix Fémina en 2006. Edna O’Brien, décédée l’été dernier, qui avait reçu récemment, en 2019, rien moins qu’un prix Femina spécial pour l’ensemble de son œuvre ! Claire Keegan dont j’ai adoré, lu et relu, toutes les nouvelles du recueil L’antarctique.

Lire la suite »

Le grand prix de littérature américaine 2024 : Bien-être de Nathan Hill                                    

J’ai découvert l’écrivain américain Nathan Hill il y a quelques années lorsque son premier roman, Les fantômes du vieux pays, a trouvé place sur les présentoirs des librairies françaises. Le livre m’avait, déjà à l’époque, beaucoup plu. Sept ans plus tard, sort son deuxième roman, un gros pavé de presque 700 pages, intitulé Bien-Être. Je m’y suis attelée. Un vrai coup de cœur !

Non content de tenir le lecteur en haleine par une construction brillante, l’auteur le fait rire du début jusqu’à la fin: l’humour affleure à chaque coin du récit et garantit des instants de lecture jubilatoires. Mais attention, dans la satire de la société moderne américaine qu’offre le roman, nul n’est épargné et certainement pas le lecteur.

Alors de quoi s’agit-il ? D’un couple d’étudiants, Jack et Elizabeth ; l’auteur décrit leur rencontre à Chicago au début des années quatre-vingt-dix, leur coup de foudre, leur vie de bohème dans le Chicago artiste underground, leur conviction d’avoir trouvé l’âme sœur et le mode de vie auxquels ils étaient destinés. C’est ce qui leur permet – du moins le pensent-ils – de rompre avec leur milieu d’origine et de mettre de côté ce qui les avait marqués négativement jusqu’alors. Ils étaient venus l’un et l’autre à Chicago pour devenir orphelins.

Et puis vingt ans plus tard, nous retrouvons les mêmes, un peu fissurés dans leurs certitudes, plus tout à fait en harmonie, mariés, parents d’un enfant pas toujours commode, penchés sur les plans de l’appartement pour la vie qu’ils envisagent d’acheter car plus adapté à leurs besoins. Selon toute évidence, ils ont perdu le fil rouge des débuts heureux : il faut bien composer avec les contraintes de la vie d’adulte, au risque d’ailleurs de se laisser rattraper par les tendances du nouvel air du temps. Elizabeth pense à l’avenir. Elle a décidé qu’il était temps de remonter la courbe en U de la vie,

« ce phénomène bien connu de certains économistes et des psychologues comportementaux selon lequel, sur une vie, le bonheur avait tendance à suivre un schéma familier : les gens étaient plus heureux dans leurs jeunes années puis pendant leur vieillesse que pendant les décennies du milieu…le bonheur touchait le fond entre les deux. »

Lire la suite »

Hervé Le Tellier à Lire en poche : une conférence à haut potentiel philosophique

Ce dimanche matin, Hervé Le Tellier dont le dernier livre « Le nom sur le mur » est paru cette année aux éditions Gallimard, s’est livré à un captivant entretien modéré par Sylvie Hazebroucq, en voici quelques bribes.

« Le nom sur le mur », quel point de départ ?

C’est l’histoire de l’acquisition d’une maison pour travailler, seul et à plusieurs, pour passer des vacances aussi. Et, durant le confinement, une découverte… un nom sur le mur de sa propriété, un nom dont il ne saura jamais qui l’a écrit, le nom d’André CHAIX. Peu après il retrouve le même nom sur le Monument aux morts de son village : André Chaix, 1924-1944, ainsi commencent ses recherches sur la vie de cet homme. Mort à 20 ans en 1944, c’était forcément un maquisard, quelques indices plus tard, une boîte avec quelques effets personnels, des photos, et il découvre sa vie.

Ses découvertes font profondément écho à un questionnement ancien chez lui, celui de savoir ce que ses parents, ses grands-parents ont fait à cette époque, celui de savoir ce qu’il aurait fait lui et une évidence « je ne sais pas ce que j’aurais fait ».

A partir de cette question à la réponse impossible, il s’interroge sur « le potentiel en chacun de nous que seuls les évènements peuvent révéler ». Il cite ainsi Günter Grass dont on peine à penser qu’il fût embrigadé dans les Waffen SS à l’âge de 15 ans, Günter Grass qui témoigne du fait qu’à cette époque les Waffen SS n’incarnaient pas le Mal pour le jeune allemand qu’il était mais l’élite… et H. Le Tellier de conclure en disant que « l’on n’est jamais à l’abri d’une bifurcation néfaste, jamais ».

Et parce que ce qui nous fait bifurquer dépend aussi beaucoup de « notre capacité à résister à l’autorité », son livre l’a amené à approfondir l’expérience de Milgram et d’autres expériences de même nature qui montrent la tendance au mimétisme de l’être humain, quitte à faire souffrir un autre être humain ou à reproduire un acte dénué de sens. Pour aborder le mal, Hervé Le Tellier montre à partir de ces expériences notre besoin de conformité sociale, de contribution à la reproduction de ce qui est perçu comme une norme, aussi absurde ou injuste soit-elle, notre disposition native à vouloir appartenir à quelque chose de plus grand que l’individu : le groupe. Cette disposition dit selon Hervé Le Tellier « le désir de l’homme d’être en harmonie avec le monde, même si le monde est fou ».

Contre cette folie, quels remparts ?

Pour Hervé Le Tellier, il y en a trois, le troisième étant le plus important, les deux premiers étant nécessaires mais pas suffisants : la culture, le savoir, la fidélité.

C’est ainsi qu’Hervé Le Tellier nous explique que la culture et le savoir seuls ne sont rien sans la conviction « qu’un autre être humain ne peut jamais être considéré comme inférieur ». Cette conviction, cet impératif, c’est l’idée de fraternité qui pour Hervé Le Tellier surpasse et englobe les impératifs de liberté et d’égalité. La fidélité, c’est la fidélité à cet idéal. Cette fidélité c’est par exemple celle de la fille de la fiancée d’André Chaix qui, née d’un autre homme et d’une mère qui a su refaire sa vie, garde pourtant précieusement le souvenir de cet homme qui n’est rien pour elle dans une enveloppe dont elle partagera le contenu des décennies plus tard avec Hervé Le Tellier…

« Le nom sur le mur » en un mot ?

Le nom sur le mur est l’histoire d’une rencontre fortuite, la rencontre avec un nom sur un mur, une pure contingence donc qui permet pourtant à Hervé Le Tellier d’exprimer ses convictions les plus profondes et d’aborder un sujet autour duquel il dit avoir tourné depuis toujours. Cette découverte lui permet de l’aborder cette fois « un peu plus frontalement ».

Quel lien avec son précédent livre, « L’anomalie » Goncourt 2020 ?

« Je voulais profiter de la visibilité du Goncourt pour parler d’un jeune résistant de mon village, pour dire le caractère vital de son combat ». 

La contingence est pour Hervé Le Tellier au cœur de nos existences et de son roman. Ainsi, pour lui, « on dessine une cible là où est tombée la flèche ». C’est la contingence qui est profondément déterminante à ses yeux. La contingence d’un nom sur un mur qui pourtant l’a poussé au plus près de là où il voulait aller et de ce sur quoi il voulait écrire.

France, octobre 2024

Le nom sur le mur, Hervé Le Tellier, Gallimard, avril 2024